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n’a point souffert. Les débris du 15e corps et des troupes de Martin des Pallières, une fois ralliés, constitueront des forces importantes. On va les employer sans nul doute à seconder les opérations du général Chanzy. Tandis qu’une partie surveillera la rive gauche de la Loire, le gros des forces qui composent les 18e et 20e corps et le 15e reformé iront soutenir au Mans le suprême effort de Chanzy. M. le ministre de la guerre caresse d’autres plans. Quand nous lisons aujourd’hui, dans l’ouvrage de l’état — major prussien[1], que le soir de la seconde journée du Mans, la bataille flottait indécise et que tous les bataillons allemands avaient été engagés, comment ne pas exprimer le regret douloureux et amer que le général Chanzy n’ait eu auprès de lui, pour attacher la fortune indécise, ces trois corps d’armée que le gouvernement de Bordeaux devait envoyer périr inutilement dans les neiges du Jura ?

Nous ne dirons rien de cette campagne de l’Est, combinaison insensée, sottise militaire qui ne peut être comparée dans les annales guerrières des peuples qu’à la fameuse manœuvre des généraux prussiens de 1805 qui s’imaginaient, la veille d’Austerlitz, faire reculer Napoléon jusqu’au Rhin, en menaçant ses derrières. Mais les circonstances qui ont précédé le départ de l’armée nous révèlent trop exactement la physionomie de M. Gambetta pour que nous ne les rapportions très sommairement ici. Le ministre se trouvait au quartier-général de Bourbaki. Il l’exhortait à marcher sur Paris par Montargis et Fontainebleau ; il lui exposait, avec une conviction chaleureuse, les avantages de cette pointe hardie ; il mettait toute son extraordinaire fougue à réveiller chez le soldat d’Inkermann sa vaillance, son diable-au-corps d’autrefois. Bourbaki demeurait sombre, mélancolique, résigné. Survient M. Serres qui remplissait auprès de M. de Freycinet les fonctions de chef de cabinet et d’homme de confiance. Il prend à part M. Gambetta. Il le dissuade de diriger l’armée sur Montargis. Il lui expose un autre plan plus audacieux. Il faut porter les troupes, par Dijon, dans la Haute-Saône, débloquer Belfort, puis marcher par les places du Nord à la rencontre de Faidherbe et se rabattre ensemble sur les lignes d’investissement. M. Gambetta est converti. Il revient auprès du général. Il refait devant lui, avec son éloquence, l’exposé stratégique qu’il vient d’entendre de la bouche de M. Serres[2]. Bourbaki, dont l’âme accablée est aussi incapable de concevoir un plan que de l’exécuter, se résigne mélancoliquement à obéir au nouveau

  1. Deuxième partie, t. Ier (le Mans).
  2. Voyez M. Freycinet, la Guerre en province, et Commission d’enquête (Rapport n° 1416 F).