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Que ces principes paraissent étranges, je n’en disconviens pas ; mais si l’on se rappelle l’organisation de la famille selon les principes que j’ai déjà exposés, on comprendra la raison de ces deux cas particuliers. Ils viennent confirmer l’opinion que j’ai avancée au sujet du rôle social de la famille dans la société chinoise.

Toutes ces observations ne sont que des préliminaires. La seule question intéressante dans le divorce est de savoir si on en use. Toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui m’ont interrogé sur nos mœurs m’ont toujours adressé cette question : Divorce-t-on beaucoup en Chine ? La première fois, cette demande m’a étonné ; puis, en réfléchissant, j’ai compris que c’était, en effet, la seule chose qu’il importe de savoir. Lorsque, pour la première fois, la souffrance vous oblige à aller chez un dentiste, vous demandez à vos amis si « ça fait bien mal. » Vous avez l’inquiétude de l’inconnu. Il se passe quelque chose de semblable pour le divorce : on en a peur, et c’est pourquoi on questionne : « Divorce-t-on beaucoup chez vous ? » Rassurez-vous, esprits timorés et naïfs, le divorce n’est pas si terrible qu’il en a l’air. À force de le craindre, vous le rendez menaçant, comme Croquemitaine, lorsqu’il suffit pour l’annihiler qu’il soit un remède pire que le mal. Voilà sa vraie définition en Chine. Il suffit qu’il puisse être utile pour que sa présence soit excusable ; mais il a un vice originel de « mal nécessaire, » parce qu’il est un témoignage de l’imperfection humaine et qu’il rompt le charme que nous voyons dans le mariage, union projetée et contractée par la famille pour la famille.

Le seul cas sérieux de divorce, à part celui de l’adultère, qui est puni par le mari de main de maître, consiste dans la stérilité, puisque le but du mariage est de donner des enfans à la famille pour honorer les parens et continuer le culte des ancêtres. Eh bien ! même lorsque la stérilité de la femme est constatée à l’âge voulu par la loi, même dans ce cas-là, le mari n’use pas de son privilège légal. Le divorce est une rupture violente, et, pour s’y résoudre froidement, il faut pouvoir oublier la femme qu’on a aimée en dépit de sa stérilité. Peut-elle être rendue responsable d’un malheur dont elle souffre autant que son mari ? Mais non ; alors les époux restent unis. Voilà la leçon de l’expérience. Il est certain qu’on raisonne toujours profondément avant de changer sa vie ; on se demande si, en prenant une autre femme légitime, on en aura des enfans ; peut-être n’est-ce qu’une chance à courir… À quoi bon alors attrister son existence par des essais aussi douteux ? On reste donc unis et on adopte un enfant choisi parmi les enfans de la famille, conformément à la loi sur l’adoption. C’est là un moyen dont on use fréquemment pour guérir le mal de la stérilité, surtout lorsque la famille est riche.