Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

histoire nationale. Ainsi tel quittera son vêtement pour habiller son ami devenu pauvre qu’il a rencontré sur son chemin. Cet exemple est assez fréquent et ne crée pas des saint Martin. À ce propos, j’ai remarqué que généralement dans les pays chrétiens, on présente à l’admiration de tous des traite de mœurs absolument ordinaires. L’exercice des vertus est présenté comme une merveille. Est-ce par excès d’humilité, ou est-ce simplement l’aveu de ses propres faiblesses ? Je pencherais plutôt vers cette dernière opinion.

À mon sens, le mot charité gâte bien des sentimens humains. La prétention qu’on a de plaire à Dieu et à ses saints, c’est-à-dire à tout le monde, fait qu’on néglige ses spécialités. La charité est une manière de faire le bien, mais comme c’est une manière divine, les hommes ne l’exercent qu’à la méthode des imitateurs. Il y a un certain secret dans le procédé qu’on n’apprend pas. J’ai lu cette pensée : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Je crois que de même celui qui veut faire Dieu ne fait pas l’ange. Nous n’avons pas ces ambitions, et nous nous en trouvons bien. Assister ses amis tombés dans le malheur est chez nous un usage, ce n’est pas une vertu.

Non-seulement les riches secourent leurs amis malheureux ; mais aussi les pauvres viennent en aide à leurs amis plus pauvres qu’eux. Appartenez-vous à la classe des lettrés, tous vos amis lettrés se cotisent pour vous secourir. Êtes-vous un ouvrier, vos confrères agissent de la même manière. C’est un usage entre gens d’une même classe. Il y a même des cotisations réunies entre amis pour contribuer au mariage d’un des leurs ; d’autres cotisations sont également rassemblées pour secourir la veuve de l’ami ou élever ses enfans : l’être humain n’est pas isolé.

Ce qui m’a frappé dans les mœurs du monde occidental, c’est l’indifférence du cœur humain. Le malheur des autres n’a aucun attrait ; au contraire, on a même écrit qu’il faisait plaisir. Le fait n’est pas louable, et cependant on ne manque ni de cœur ni de bon sens. La seule cause est qu’on n’est pas pratique.

Alfred de Musset, le poète favori d’un grand nombre, a écrit ces vers :


Celui qui ne sait pas durant les nuits brûlantes
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes
Et devant l’infini joindre les mains tremblantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus…
…………………………


Pour des maux inconnus ! voilà bien l’idéal ! La pitié pour les maux qu’on ne connaît pas remplace celle qu’on devrait avoir pour les maux que l’on connaît trop. Je n’ai jamais rien lu de pareil :