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variété particulière de l’amour, non ressentie et non chantée avant lui, et qui selon toute apparence ne trouvera pas dans l’avenir un second interprète, tant il est difficile de la séparer de la personnalité du poète. On l’a déjà compris, on le comprendra bien mieux encore au cours de cette étude, le caractère à la fois le plus général et le plus personnel de Heine, c’est l’étrangeté. Tout est étrange chez lui, les sentimens aussi bien que les pensées, le cœur aussi bien que l’esprit. Lui-même en a fait l’aveu dans une page merveilleuse des Montagnes du Harz, où il a donné de ce cœur original une description qu’il faut citer, car rien de ce que nous pourrions dire ne saurait en égaler la fidélité.

Partout, comme de riantes merveilles, s’épanouissent les fleurs, et mon cœur veut s’épanouir en même temps. Ce cœur est aussi une fleur, une fleur bien singulière. Ce n’est pas une modeste violette, pas une rose riante, pas un lis pur, pas une de ces fleurettes qui réjouissent par leur gentillesse le cœur des jeunes filles et se laissent placer complaisamment contre le sein. Ce cœur ressemble plutôt à cette grosse et fabuleuse fleur des forêts du Brésil, qui, selon la tradition ne fleurit qu’une fois tous les cent ans. Je me souviens d’avoir vu dans mon enfance une semblable fleur. Nous entendîmes dans la nuit comme un coup de pistolet, et le lendemain matin les enfans du voisin me racontèrent que c’était leur aloès qui s’était soudainement épanoui avec une telle détonation. Ils me conduisirent dans leur jardin, et je vis à ma grande surprise que la plante basse et dure, avec ses feuilles si extravagamment larges, si dentelées, si aiguës, auxquelles on pouvait facilement se blesser, s’était élancée alors tout en hauteur, et qu’elle portait au faîte de sa tige, comme une couronne d’or, une fleur magnifique. Nous autres enfans ne pouvions pas regarder à une telle hauteur, et le vieil et bon Christian, qui nous aimait, nous fit autour de la plante un escalier de bois sur lequel nous grimpâmes comme des chats, et de là nous contemplâmes curieusement l’intérieur du calice ouvert, d’où les jaunes étamines et des parfums sauvagement étranges sortaient avec une magnificence inouïe.

Oui, ce cœur fut une telle plante, mais pour que le portrait soit tout à fait exact, il faut ajouter une plante qui n’a pas respecté sa propre magnificence, et qui, se contractant douloureusement sous les influences de la vie, a tourné ses dards aigus contre sa fleur royale et l’a cruellement déchirée ; les parfums, il est vrai, ne se sont échappés de ces blessures que plus abondans et plus contagieux.

Lorsque les anciens Grecs se trouvaient en présence des divinités