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de son agonie. Ce sont en général de petites pièces extrêmement courtes qui composent comme une sorte de journal poétique, où Heine a noté jour par jour les émotions de son cœur, et qui, bien que fort diverses de ton et de sentiment, trouvent dans cette personnalité de leur auteur la plus étroite unité. Le moi de Heine en est donc le sujet et la matière unique, en sorte que leur première originalité est d’être le recueil le plus subjectif et le plus égotiste qui ait été jamais écrit. Une certaine monotonie naîtrait nécessairement de cette uniformité de matière, mais ces poésies se sauvent de ce défaut par la profonde sincérité des émotions qu’elles traduisent, et la rapidité avec laquelle le cœur fantasque du poète exécute ses merveilleuses et contradictoires évolutions. Les qualités maîtresses que réclament les chants qui ont la volupté pour principe d’inspiration règnent ici en souveraines. En vérité, plus nous relisons ces poésies de Heine et moins nous pouvons écarter de notre esprit cette pensée que la volupté est en poésie une incomparable école de bon goût. Répudiez toute hypocrite pruderie, soyez lettrés avec franchise, et dites-moi s’il n’est pas vrai que toutes les fois que la volupté a trouvé un interprète vraiment digne d’elle, les chants de cet interprète se soient distingués par ces deux qualités que le bon goût réclame comme siennes au premier chef : l’élégance et la sobriété. Et cette loi est invariable sous toutes les latitudes et dans toutes les conditions, que le voluptueux poète soit roi ou vagabond, noble ou plébéien, qu’il appartienne au pays où l’emphase et l’hyperbole règnent le plus en souveraines, ou à ceux où la rhétorique est le moins en faveur, qu’il soit né dans les sociétés qui n’ont pas de nom pour la pudeur, comme les sociétés orientales, ou dans celles qui ont comprimé les libertés de la nature par zèle intolérant pour la vertu. Passez-les tous en revue, le Chinois Li-Taï-Pe, le Persan Hafiz, le Romain Horace, le bohème parisien Villon, le Champenois La Fontaine, le paysan écossais Burns, l’étudiant allemand Heine, le dandy Musset, même, si voulez encore, le bourgeois Béranger, et dites si cette opinion n’est pas fondée. Et ces deux qualités sont absolument adéquates à la matière qu’elles veulent célébrer, car la volupté est peut-être la seule chose au monde qui ait le privilège d’inspirer aux poètes une forme entièrement conforme à sa nature. Le véritable poème érotique est court comme le plaisir même qu’il traduit, et élégant parce que la volupté n’est pas là où le plaisir n’entraîne pas un sentiment d’élégance.

Mais ce n’est pas seulement parce qu’il a donné aux sentimens érotiques la forme qui leur convient naturellement et qu’il a su rajeunir cette forme éternelle que Henri Heine est un grand poète lyrique. Il est un grand poète lyrique parce qu’il a exprimé une