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longtemps. S’il n’a écrit que des œuvres de petites dimensions, ce n’est pas qu’il eût l’haleine courte ; il l’avait très longue au contraire, car chacun de ces essais est écrit d’un seul souffle puissant et soutenu qui part de la première ligne et ne s’arrête qu’à la dernière. Mais le moyen de prolonger longtemps une inspiration qui demandait un tel effort de la nature et qui entraînait nécessairement une dépense aussi énorme de vie cérébrale et nerveuse ! À ces deux caractères vous reconnaissez le poète, surtout le poète lyrique, qui est un fils si fidèle de la vie qu’il ne peut écrire que dans son voisinage immédiat, et que toute inspiration languit chez lui dès que la vie s’éloigne ou se refroidit.

Sur ce terrain purement lyrique, Heine reste un maître, et l’égal des plus grands. Il avait au plus haut point l’orgueil du poète, et quelquefois même sous les formes les plus offensantes. Cependant, dans cette Allemagne où il s’était fait tant d’ennemis et où les accusations les plus variées ne lui ont pas manqué, il ne s’est jamais trouvé personne pour lui reprocher que cet orgueil ne fût pas justifié. Ses mœurs, son caractère, ses opinions ont été décriés, travestis, honnis, jamais sa valeur poétique n’a été contestée sérieusement. Tout le public des artistes français pouffait de rire, il y a quelques années, en apprenant qu’un certain sculpteur disait sans la moindre timidité : « Michel-Ange et moi » pour bien marquer le rang auquel il prétendait ; Heine disait aussi : « Byron et moi, » mais nul parmi les vrais juges en poésie n’aurait osé s’autoriser de cette parole pour le taxer d’outrecuidance ou d’infatuation, car il est certain que si l’œuvre de Byron offre une façade autrement considérable que celle de Heine, il y a chez Heine une sincérité de sentiment, et pour ainsi dire une nudité d’émotion, une souplesse et une grâce qui sont inconnues à l’éloquence quelque peu rhétoricienne et à la mélancolie hautaine, mais quelque peu raide, de lord Byron. Vingt fois, tant en prose qu’en vers, Heine s’est promis l’immortalité et a refait à son usage l’Exegi monumentum ; mais personne ne s’avisera de trouver cette prétention déplacée et hors de proportion avec la nature de l’œuvre accomplie, car si Horace a pu se vanter d’avoir accompli un monument plus durable que l’airain pour un léger bagage de courtes odes merveilleusement ciselées, Heine a pu justement se décerner le même louange sans le moindre excès et le moindre ridicule d’amour-propre. Cette invulnérabilité sur le terrain poétique dit assez la place qu’il y occupe et d’où les vicissitudes de la mode ne parviendront pas plus à le déloger que ses propres folies et ses pires erreurs ne l’ont empêché de la conquérir.

Un mot avant tout sur la forme générale de ces poésies lyriques de sa jeunesse, les plus belles qu’il ait écrites, à l’exception de celles