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qui semble appeler la musique de quelque maître rêveur, bizarre et sombre, Robert Schumann, par exemple. C’était un admirable sujet pour ce génie musical aux si douloureuses dissonances, et, ce qui m’étonne, c’est que ni le poète, ni le musicien n’y aient pensé jamais. L’œuvre intéresse par ses défauts mêmes, tant ces défauts nous sont une claire révélation de la nature de l’auteur. Le don d’impersonnalité a été visiblement refusé à celui qui a pu l’exécuter, car le lyrisme lui est tellement adhérent qu’il a été aussi incapable de s’en délivrer qu’Hercule le fut de se dévêtir de la robe de Nessus, sans emporter avec chaque lambeau d’étoffe un lambeau de chair. À d’autres points de vue, Almanzor a une importance biographique sérieuse. Romantique par les formes et le langage, cette pièce est dans le courant le plus torrentueux du libéralisme moderne par la hardiesse presque effrontée de l’esprit philosophique qui s’y étale d’un bout à l’autre avec une verve sans vergogne ; elle témoigne de la manière la plus convaincante que, si Heine a emprunté au romantisme des cadres et des couleurs, il n’en a jamais, en revanche, partagé les doctrines et les tendances, et qu’il n’a eu, par conséquent, aucune conversion à faire à cet égard. Si donc, comme l’a dit un critique contemporain, cette pièce marque la date de la rupture entre Heine et le romantisme, il faut en conclure que cette rupture a eu lieu dès la première heure. Almanzor venge sous un autre rapport l’originalité de Heine. Cette doctrine de la réhabilitation de la chair, qu’il s’est plu à opposer au spiritualisme chrétien, il n’a guère commencé à la prêcher ouvertement qu’aux alentours de 1830, et c’est dans son livre : de l’Allemagne, écrit chez nous et, en grande partie, pour nous, qu’elle s’étale pleinement dans toute son éloquente ivresse et sa brillante immoralité. On avait coutume d’en faire honneur d’ordinaire aux doctrines saint-simoniennes et aux relations amicales de Heine avec quelques-uns des apôtres de la secte. Nous savons aujourd’hui par Almanzor que, dès 1823, et même antérieurement, cette doctrine avait pris chez lui une forme nette, précise, et qu’elle n’eut pas besoin pour éclore des fameuses séances de la salle Taitbout. J’irai plus loin. Non-seulement il ne dut pas cette doctrine aux saint-simoniens, mais je suis très porté à soupçonner que c’est au contraire de lui qu’elle leur vint, et que c’est par ses écrits et ses conversations qu’il leur insuffla cette religiosité panthéistique, ce brio thaumaturgique et cette virtuosité de prédicans qui distinguèrent un instant quelques-uns d’entre eux.

William Ratcliff est supérieur à Almanzor pour la facture dramatique, bien qu’il lui soit inférieur de beaucoup pour la poésie et l’originalité : le sec et dur Ratcliff, dit Henri Heine lui-même, qui se juge admirablement dans une lettre à Carl Immermann. Ce drame