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ne pesa jamais sur Heine, sauf celles qu’il créa lui-même. Toutes les circonstances premières et, par conséquent, fondamentales de sa vie sont à l’avenant de cette enfance dont nous venons de parler et qui s’écoula heureuse au sein d’une médiocrité aisée. Sauf l’excentricité de situation qui résultait d’une naissance juive en pays allemand, je ne vois rien dont il ait eu le droit d’accuser le sort ; encore faut-il dire que cette circonstance n’eut pas pour lui la gravité qu’elle a pu avoir pour d’autres. L’inconvénient le plus sérieux d’une telle naissance est le respect même que l’individu est obligé de lui porter, car, plus ce respect est profond et plus il en résulte un antagonisme marqué avec les citoyens d’autre race et d’autre religion : or cet inconvénient n’exista pas pour Heine, qui fit toujours bon marché de son origine et n’accepta jamais aucun des liens moraux qui peuvent retenir Israël dans l’orgueil de l’isolement. D’ailleurs, il y a Juifs et Juifs, et il était, lui, d’excellente extraction hébraïque. Sa famille, du côté de sa mère, était apparentée quasi aristocratiquement, et son père, quoique peu fortuné, était le frère du riche banquier Salomon Heine, de Hambourg. En aucun temps il n’eut à se plaindre des siens, et le seul reproche qu’il ait pu leur adresser, c’est d’avoir mis quelque lenteur à saluer ses premières œuvres. S’ils eurent quelques doutes sur sa vocation (et, en réalité, il y eut chez eux beaucoup moins manque de foi que craintes légitimes pour son avenir), ils ne firent rien pour la contrarier et lui épargnèrent ainsi la plus grande douleur que l’homme de génie puisse recevoir des siens : celle de ne pouvoir s’en faire reconnaître. Vers sa seizième année, on le plaça à Hambourg, dans une maison de banque, mais lorsqu’il fut bien évident pour tous qu’il ne mordrait jamais aux affaires commerciales, on le releva de ce noviciat impatiemment supporté et on le laissa libre de poursuivre une carrière qui serait plus assortie à ses goûts. Cette inappétence commerciale, qui ne manque presque jamais d’attirer sur les génies littéraires en espérance les dédains des gens positifs qui les entourent, ne lui nuisit en rien, pas même auprès de son oncle, en qui il trouva le plus généreux des protecteurs. On ne peut rencontrer le nom de Salomon Heine sans dire l’estime sérieuse qu’inspire la conduite, aussi noble que sensée, que la correspondance de ce neveu nous a révélée dans tous ses détails. Quoique sa munificence ne se soit probablement jamais étendue à d’autres qu’à son neveu, le banquier de Hambourg mérite vraiment de passer à la postérité comme protecteur des belles-lettres, car on lui doit en toute réalité le Henri Heine que nous connaissons. J’accorde que le génie de Heine se serait développé quand même, mais dans des conditions singulièrement plus difficiles, et pour les esprits d’une trempe aussi délicate que celui de Heine, les conditions de vie trop difficiles