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plaignions, combien tout allait mieux de notre temps ! L’amour, la loyauté, la foi, comme tout cela a disparu de la terre. Et que le café est cher ! et que l’argent est rare ! » Oui, cette grâce enfantine, elle a touché jusqu’à ces réminiscences cruelles des scènes de la terreur, qu’il ramène dans tous ses récits, à tout propos et hors de propos, comme poussé par une sorte de monomanie sinistre, et qui sous sa plume donnent l’impression de la guillotine installée au sein d’un bosquet de myrtes, ou des enfans de Rubens entourant le bourreau des mêmes guirlandes de roses dont ils enveloppent le dieu de la guerre dans les tableaux où sont représentés les Adieux de Vénus et de Mars. L’enfance est une saison importante pour tout homme ; Heine nous a fait comprendre, comme aucun biographe n’aurait pu le faire, à quel point elle fut pour lui décisive. C’est dans ces premières impressions, et pas ailleurs, qu’il faut chercher le secret de ses sympathies et de ses opinions. Ce monarchisme bonapartiste persistant à travers tous les régimes et ce libéralisme cosmopolite qui le distinguent ont leur origine dans les leçons d’histoire moderne que son ami le tambour Legrand lui avait tambourinées sur sa caisse ; cette intelligence vraie du christianisme qu’il eut toujours, même dans les pires momens de sa future aversion, et cette préférence qu’il avouait pour la poésie qui en était issue ont leur origine dans cette éducation sous le bon recteur catholique Schalmayer, dans ce cloître des franciscains de Dusseldorf, où l’image du Christ le regardait avec des yeux si douloureux. L’enfance est pour une large moitié dans les élémens nourriciers où le génie de Heine puisa sa sève poétique, les années de la tout à fait première jeunesse firent le reste. La forme définitive du génie de Heine fut arrêtée de très bonne heure ; ce qu’il y a chez lui de tout à fait essentiel et original appartient à cette première période et, passé la vingt-cinquième année, la vie n’y ajoutera plus que peu de chose, si peu de chose qu’il n’aurait probablement jamais plus renouvelé ses sources d’inspiration si, dans ses dernières années, les cruautés de la maladie et l’approche de la mort n’étaient venues en faire jaillir une plus profonde et d’un goût plus amer que les premières[1].

Il n’y a pas de vie contemporaine d’où la leçon de morale se dégage plus directement et plus nettement que de celle de Heine. D’ordinaire, on est heureux de pouvoir rejeter sur le compte de la fatalité les accidens qui se rencontrent dans les existences des hommes célèbres, mais ici cette joie nous est absolument refusée. Aucune fatalité

  1. Les premières parties des Mémoires de Heine, qui paraissent au moment même où ces pages sont écrites, n’ajoutent que peu de chose aux récits que le poète avait déjà faits de son enfance. Nous utiliserons en leur lieu les plus importans de ces détails nouveaux.