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d’écrire les pages qu’on va lire. Ces pages, je les avais promises à Heine lui-même quelques mois avant sa mort, arrivée en 1856 ; il y a donc vingt-sept ans, deux ans de plus que le jeune fermier américain n’en mit à porter sa bûche. Ce n’est pas que je n’aie pensé maintes fois à exécuter cette promesse, mais la mort de Heine m’ayant permis d’en différer l’exécution autant qu’il me conviendrait, et, d’autre part, l’occasion, cette déesse tyrannique des reviewers, ne cessant de me présenter des sujets qui ne souffraient pas de retard, il en résulta que, d’ajournement en ajournement, elle resta sans accomplissement et que je finis par l’oublier. Aujourd’hui, cependant, voilà que le souvenir m’en revient avec une vivacité qui ressemble à un remords et m’impose presque comme un devoir de lui donner une réalisation, et j’obéis à cet aiguillon d’autant plus docilement que je n’ai plus à craindre, de la part de Heine, la réponse du fermier américain à son fils. Je suis sûr, d’ailleurs, que lui-même, s’il pouvait me rendre visite à la façon du docteur Saül Ascher, qui lui apparut dans une des nuits de sa jeunesse pour lui prouver, selon toutes les règles de la logique kantienne, qu’il n’y a pas de spectres, ne me tiendrait en aucune façon rigueur de mon long retard. Il me semble que je l’entends répondre à mes excuses : « Trop tard, dites-vous ? — J’ignore désormais la signification de ce mot, et le temps, qui déjà n’existe pas dans le monde des vivans, sauf pour les philistins qui ont des billets à échéance, puisqu’il n’est qu’une catégorie de notre entendement, existe encore bien moins pour les morts. Pour eux, hier et demain n’ont plus aucune signification. Il y a vingt-sept ans, me dites-vous, que vous me fîtes cette promesse ? Ce n’est pas même une heure de cette île d’Avallon où j’habite pour l’éternité, et puis veuillez ne pas oublier, je vous prie, que les mots trop tard sont presque une inconvenance à mon égard, parce qu’il est toujours temps de parler des morts de ma qualité et de mon mérite. C’est affaire aux poétereaux de s’empresser à la vapeur des louanges, comme les morts, dans Homère, s’empressent autour de la brebis noire égorgée par Ulysse pour humer, avec le chaud brouillard du sang, un simulacre de grêle existence ; mais les poètes qui ont prononcé des paroles vivantes, l’anéantissement terrestre ne les atteint pas, et il est toujours l’heure de parler d’eux, car ils sont toujours présens dans le monde, privilège dont ils jouissent seuls parmi les morts illustres, condamnés pour la plupart à ne laisser qu’un peu de cendre et un souvenir qui va toujours s’affaiblissant, parce que leurs œuvres ne peuvent pas, comme les nôtres, porter témoignage de ce qu’ils furent et les garantir contre les oublis de la mémoire humaine. »

Je n’ai vu Henri Heine qu’une seule fois, le jour même où je lui fis cette promesse qui devait être si tardivement tenue, C’était à la fin de