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ou le roi de tendre la main, ou l’ambassadeur de faire la sourde oreille, si une intervention inattendue survenue non à Berlin, mais à Francfort, n’était venue changer inopinément le terrain même de leur débat.

L’empereur, comme on peut bien le penser, donnait pleinement les mains au plan de confédération imaginé par Frédéric, qui lui procurait l’espérance d’avoir, au moins nominalement, un surcroît d’argent à dépenser, et un supplément de troupes à lever en son nom. Mais en attendant que le projet fût réalisé, il n’en continuait pas moins à réclamer et à recevoir, pour son entretien personnel et celui de sa petite armée, un subside annuel de plusieurs millions dont il ne cessait de demander, en criant toujours misère, que le montant fût accru. C’était chaque mois, avec le représentant de la France à sa cour, des difficultés nouvelles, et de sa part sur la quotité du paiement, et de celle de l’ambassadeur sur l’emploi à faire des fonds. A chaque réduction qu’on voulait lui faire subir, à chaque augmentation qu’on lui refusait, à chaque observation qu’on osait lui faire sur l’inutilité et souvent la prodigalité de ses dépenses, il s’irritait, s’emportait, menaçant de fausser compagnie et de subir, quelles qu’en fussent les conditions, la loi de l’alliance austro-anglaise. Le successeur de Belle-Isle, le comte de Lautrec, s’épuisait dans ces récriminations incessantes, qui tournaient toujours à l’aigreur et pouvaient amener à tout instant une rupture inattendue. Pour y mettre un terme, pour sonder les vraies intentions du prince et contenir ses exigences, on résolut de lui dépêcher, avec une mission spéciale, un agent renommé par sa dextérité, son expérience et ses lumières. Chavigny (c’était son nom) appartenait à cette classe de l’ancienne diplomatie française dont j’ai eu occasion, dans d’autres écrits, de signaler les mérites obscurs et les services modestes, et qui, éloignés des plus hauts emplois par les préjugés aristocratiques du temps, ne s’en consacraient pas moins dès leur jeunesse, et pendant toute leur vie, à l’étude de nos grands intérêts nationaux. Passant, au moins en sous-ordre, par tous les postes de quelque importance, s’élevant à tous les degrés de l’échelle hiérarchique (sauf le premier), ils acquéraient par cette longue pratique la connaissance approfondie de tous les ressorts de la politique européenne. Chavigny arrivait en ce moment de Portugal et était, par conséquent, étranger aux derniers événemens du Nord ; mais mêlé au début de sa carrière, et depuis le traité d’Utrecht, à toutes les négociations qui avaient eu pour but d’assurer ou de maintenir l’équilibre du corps germanique, il ne lui fallut que quelques jours passés à Francfort pour comprendre les intrigues qui s’y agitaient et en démêler tous les fils.