Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

carnaval ! Ces gens-là sont travestis. Allez faire couper cette tignasse, ou plutôt retirez cette perruque ; alors, monsieur, alors peut-être on écoutera vos déclarations sans rire ; allez ôter ce corsage, madame, et revenez en habit ordinaire ; alors on entendra vos plaintes ! .. C’est que ce jargon, qui n’est pas le nôtre et pourtant ne sonne pas encore comme un idiome classé, ces vêtemens, qui ne paraissent pas encore des costumes et font déjà l’effet de déguisemens, tout cet appareil amuse l’ouïe et la vue de telle façon que l’esprit ne peut aller au-delà ; nous ne sommes que des curieux, à cette heure, et nous ne saurions être émus.

Pourtant, revenus chez nous, à l’écart des formes et des sens, devant les réalités spirituelles du drame, nous en découvrons les beautés et cette découverte nous touche. Il y a donc là une passion sincère et nous sommes capables de la ressentir ! On aimait tout de bon, quoiqu’il n’y eût pas alors plus de maris assassinés qu’aujourd’hui, à l’époque où M. Babinet se penchait vers M. Champfleury pour lui dire avec négligence : « De notre temps, nous traînions les femmes par la chevelure sur le parquet ! » M. Babinet, alors, avait environ trente-cinq ans ; il n’était ni poète ni dieu, mais astronome ; il avait de l’esprit ; et il tenait ce propos le plus délibérément du monde au milieu d’une soirée, à deux pas de Victor Cousin et d’Alfred de Vigny. On aimait tout de bon, il faut le reconnaître, avec ces hâbleries, ces fanfaronnades d’attitude et de parole. Même nous conviendrons volontiers que cette atmosphère chauffée de littérature n’était pas défavorable aux vraies passions ; l’éloquence ou seulement la rhétorique persuade souvent le rhéteur qui s’écoute ; elle prépare l’auditoire et l’habitue par avance à de certains sentimens, même si elle ne les inspire pas tout de suite : l’exagération de langage, à cette époque, était une exhortation perpétuelle à d’énergiques mouvemens d’âme. Dire comme Antony : « Adesso e sempre ! Maintenant et toujours ! » c’était satisfaire deux fois à la mode en prenant une devise exotique et ambitieuse ; mais c’était, ne l’oublions pas, risquer d’être de bonne foi ; c’était s’élever au-dessus de soi-même un peu plus qu’en disant dès le premier jour d’une liaison : « Tout passe, tout casse. » Au moins l’amour, lorsqu’il jurait de n’être pas éphémère, avait-il plus de chances de se sentir infini.

Nous accordons tout cela ; mais, en retour, on nous permettra de croire que nous-mêmes, venus un demi-siècle plus tard, nous ne sommes pas insensibles ; on nous permettra de le déclarer contre le témoignage presque unanime de nos comédies et de nos romans. Nos auteurs dramatiques et nos écrivains affectent la froideur, la dureté, le déniaisement, avec autant de soin que leurs aînés affectaient les contraires : un dandysme moralisant est de mise sur la scène et dans le