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qui suis et qui dois être son serviteur, mais non pas son admirateur, car vous êtes des avares, des ladres, des vilains. La Saxe nous échappe, c’est votre faute. Est-il possible que vous n’aperceviez pas que l’argent donné en Allemagne vous éviterait les dépenses de quelques campagnes au moins ? .. Les Anglais sont plus avisés. » Et, se tournant vers un de ses familiers, le comte de Rottenbourg (dont le nom va reparaître tout à l’heure dans ces pages) : « Que dites-vous de ces vilains, qui ne veulent pas donner de l’argent aux princes allemands ? .. Vous avez les épaules larges, mon cher Valori, vous pouvez supporter tout ce qu’on vous dit. — Que diable, sire, interrompit Valori, poussé à bout, que voulez-vous que nous fassions ? Ce serait de l’argent donné en pure perte, si Votre Majesté ne sonne pas les grosses cloches ! — Et qui vous a dit que je ne m’en mêlerai pas ? mais je ne veux pas être seul. — Qu’à cela ne tienne, sire ! que nous y voyions Votre Majesté et tout ira bien. »

Ces prises personnelles et cet échange de propos piquans entre l’envoyé de France et le roi n’échappaient pas à l’Anglais Hyndford, qui avait toujours l’oreille au guet : « Le roi de Prusse est de bien mauvaise humeur, écrivait-il ; je ne sais si c’est parce que les représentations de son opéra ne vont pas comme il le désire, ou parce que les Français n’ont pas passé le Rhin pour entrer en Brisgau, ou parce que les électeurs ecclésiastiques se comportent en véritables Allemands. Il ne m’honore plus de sa conversation, le marquis de Valori est son favori ; mais il lui lance de tels lardons que celui-ci s’en montre piqué, quoiqu’il les supporte avec dignité. La dernière fois que j’étais à la cour, il a demandé à M. de Valori : « Eh bien ! messieurs les Français, où en êtes-vous ? Allez-vous passer le Rhin ? — Je crois que oui, sire. — Ah ! vous le passeriez bien, si les Autrichiens n’y étaient pas. » Valori, du reste, se savait appuyé dans sa résistance par le jugement unanime de sa cour ; car, s’il n’avait pas consenti à porter lui-même l’étrange projet du roi de Prusse, il n’avait pas négligé d’en envoyer le texte à Versailles. « Le roi de Prusse, écrivait au maréchal de Noailles le cardinal de Tencin, a communiqué à M. de Valori un projet qu’il a composé, en le chargeant de l’envoyer promptement au roi comme une marque de son amitié. Ce projet n’a pas le sens commun[1]. »

On ne sait combien de temps cette controverse, toujours renouvelée, aurait duré sans aboutir, et lequel se serait lassé le premier,

  1. Valori à Amelot et au roi, 14, 21, 31 décembre 1743. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères. — Le cardinal de Tencin au maréchal de Noailles, 16 octobre 1743. (Collection imprimée déjà citée.) — Frédéric à Chambrier, 6 octobre. — Chambrier à Frédéric, 24 octobre 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Hyndford à Carteret, 7 décembre 1743. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)