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lettres qui représente une idée dans notre imagination et pas ailleurs ? » Il nomme Dieu, mais pour le blasphémer ; il s’écrie : « Cela ne serait pas juste, et Dieu est juste ; » mais il accuse ce Dieu d’avoir fait des hommes « une loterie au profit de la mort ! « Il se peut que cette métaphysique soit un peu trouble et déclamatoire ; la vogue la veut ainsi, comme elle veut que les talons des escarpins soient plats et les culottes collantes.

Antony, philosophe, déclare au nom de l’équité divine que les malheureux ont droit de « rendre malheur pour malheur. » Combien de fois, en pensant au mari d’Adèle, s’est-il « endormi la main sur son poignard ! » Combien de fois a-t-il « rêvé de Grève et d’échafaud ! » Du rêve il propose de passer, à l’acte : « Un meurtre peut vous rendre veuve… Je puis le prendre sur moi, ce meurtre. » Quoi d’étonnant ? Il l’a dit tout à l’heure : « N’ayant point un monde à moi, j’ai été obligé de m’en créer un ; il me faut, à moi, d’autres douleurs, d’autres plaisirs, et d’autres crimes ! » Et parmi tous les crimes, lequel s’offre à la pensée plus naturellement que l’assassinat d’un mari ? Écoutez le héros de Fatalité, une « saynète » de Paul Foucher : « Rapt, adultère, inceste, parricide, pour cette femme, j’ai tout commis, et inutilement… Je ne suis point un scélérat, mais je vais le devenir ! .. » Voilà le ton de l’époque. Tuer un mari, ou du moins y penser, est le fait d’un homme modéré ; le proposer est le moins que puisse faire un amant. Raymon lui-même, le séducteur d’Indiana, ce diplomate de l’amour, plus raisonnable et plus froid que tous ses contemporains, Raymon ne manque pas à cet usage la première fois qu’il se présente chez sa belle : « Je t’arracherai, s’il le faut, à la loi cruelle de ton maître. Veux-tu que je le tue ? Dis-moi que tu m’aimes, et je serai son meurtrier, si tu le condamnes à mourir ! » Il est vrai que Raymon n’assassine pas le colonel Delmare, pas plus qu’Antony, d’ailleurs, n’assassina le colonel d’Hervey ; les colonels en réchappent. Indiana lui disant : « Vous me faites frémir ; taisez-vous ! Si vous voulez tuer quelqu’un, tuez-moi, car j’ai trop vécu d’un jour, » il réplique aussitôt : « Meurs donc ! mais que ce soit de bonheur ; » et il lui imprime un baiser sur la bouche.

De même, dans la vie réelle, « celui qui fut Gannot ; » ce bohème qui s’improvisa Dieu, aimait une femme ; elle était mariée. « Souvent, assure Dumas, dans leurs heures de délire, ils conspirèrent la mort de l’homme qui était un obstacle à leur enivrante passion ; mais, — ajoute-t-il avec simplicité, — ils en restèrent à la pensée du crime. » Et Dumas, — il faut en venir là, — nous confesse justement que de pareilles tentations l’agitèrent, lui aussi, le bon Dumas ! Il était amoureux et jaloux, « horriblement jaloux » de la femme, d’un officier ; cet ange habitait Paris ; l’officier tenait garnison en province. Un jour, une