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femme ? une jeune fille, et du meilleur monde, et qui s’appelle Hermine ; il lui dit tout uniment : « Je suis enfant naturel. Consentez-vous cependant à ce que ma mère vous nomme sa fille ? » Elle lui répond : « . Elle est votre mère, Jacques, je n’ai pas besoin de savoir autre chose. » Mieux encore ! Jacques Vignot, fort de sa fierté, fortifié par le conseil de cette jeune fille, refuse le nom de son père : où est le malheur de s’appeler Antony tout court ? Depuis Jacques Vignot, nous avons connu un autre fils naturel, Bernard ; celui-là non plus, quoique plus sensible, ne maudit pas la société ; celui-là aussi a un état qui nourrit son homme, et même à l’occasion le père de son homme, M. Fourchambault ; celui-là aussi est aimé, se marie et fera souche légitime d’honnêtes gens. Et celui-là ne se soucie même pas d’avoir à refuser le nom de son père ; non-seulement il ne veut pas que son père le reconnaisse, mais il ne veut pas qu’il le connaisse ; Bernard il est, Bernard il reste, même aux yeux de M. Fourchambault : ne venez donc pas nous demander, avec des grimaces de damné, si nous savons ce que c’est que d’être sans nom ! »

Tels sont, tout crus et tous secs, les raisonnemens dont notre génération est suspecte en face de ce désespoir d’Antony. Et, s’il faut expliquer aux dépens de notre sensibilité pourquoi ses douleurs de bâtard nous laissent impassibles, il sera plus facile encore d’expliquer à notre détriment pourquoi son exaltation d’amoureux ne nous ravit pas. C’est un fait publié par tous les critiques, — c’est-à-dire par tous ceux qui se mêlent de regarder la société où on la voit avec le moins de peine, dans le miroir que lui présente la littérature, — c’est un fait manifeste, acquis à l’histoire des mœurs, que, depuis cinquante ans, tous les Français se sont rangés. « Se ranger n’est pas se convertir, » a dit un moraliste ; nous ne sommes point des saints, mais des gens raisonnables. Cette passion, qui, chez nos pères, se précipitait en cataractes, s’est laissé distribuer chez nous en petits canaux ; ces fermens généreux qui la faisaient bouillonner et bondir se sont évaporés ; le long de son cours, uni et réglé désormais, des docteurs se sont trouvés qui nous communiquent leur analyse : « Combine, triture, alambique, décompose,.. et si tu trouves là-dedans un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité, j’irai le dire à Rome sur les mains. » Qui déclare ces résultats ? Le porte-parole de M. Dumas fils, Cygneroi, dans la Visite de noces ; voilà sa réplique au représentant de Dumas père, Antony. A père prodigue de passion, fils avare. Cygneroi, comme Antony, a commis l’adultère ; mais la qualité de son amour est vile, et il la connaît. Auprès de l’amant désabusé de Mme de Morancé faut-il citer, pour l’opposer encore à l’amant forcené d’Adèle, un autre type des temps nouveaux ? C’est Max de Boisgommeux, le galant de la Petite Marquise : il en a rabattu, lui aussi, des grands sentimens et des grandes phrases :