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abandonné. Il essuya plus d’un échec, plus d’une déroute ; il prodigua inutilement le sang de ses hommes et de ses officiers. Un jour, il dut son salut à l’armée régulière chinoise, qu’il avait si souvent sauvée, et il lui laissa la gloire d’entrer à Nanking.

Les rebelles soumis, il licencie son armée, retourne en Angleterre, où il est nommé commandeur du Bain. De 1865 à 1871, on l’emploie à Gravesend aux travaux de fortification sur la Tamise et il consacre ses loisirs à enseigner le catéchisme et l’alphabet aux petits enfans. « Sa maison, dit M. Forbes, ressemblait plus à celle d’un missionnaire qu’au logement d’un officier du génie ; il l’avait transformée en infirmerie et en école. » En 1871, on l’envoie à Galatz pour participer aux études de la commission danubienne ; mais il devait bientôt échanger les moustiques du Danube contre ceux du Nil. Le khédive annonçait à grand bruit la généreuse intention de détruire le commerce des esclaves dans les provinces du Soudan, rattachées à l’Égypte dès le temps de Méhémet-Ali, qui en commença la conquête. On avait grand besoin d’argent, on pensait peut-être en obtenir plus facilement de l’Angleterre en se donnant l’air de vouloir mal de mort à la traite et à ceux qui la faisaient ; ce n’était pas la première fois qu’on jetait aux yeux de la crédule Europe un peu de sable de Nubie. Cette mission est offerte à Gordon ; il l’accepte et la prend au sérieux un peu plus qu’on n’aurait voulu. Du Caire, où il arrive au mois de février 1874, il se rend à Khartoum avec le titre bizarre de : « Son Excellence le général-colonel Gordon, gouverneur-général de l’Équateur. » Après vingt-trois jours d’un pénible voyage, il se présente dans Gondokoro, sa capitale. Il y trouve une misérable garnison de trois cents hommes, qui ne subsistaient que de brigandage, et il s’applique à enseigner à ces brigands le métier de gendarmes. Durant dix-huit mois il brave un climat meurtrier auquel succombaient les santés les plus robustes et qui n’a aucune prise sur lui, grâce à certaines pilules de son invention. Il reconnaît le cours du Nil Blanc jusqu’aux environs du lac Victoria-Nyanza ; il réussit non à supprimer, mais à réduire le commerce des esclaves ; il rétablit la confiance et la paix parmi les tribus, il organise une ligne de postes communiquant librement entre eux ; il gouverne en dictateur philanthrope qui, assuré de ne vouloir que le bien, trouve quelque plaisir à faire tout ce qu’il veut.

Ismaïl-Pacha se croit tenu de récompenser ses services en agrandissant son empire, et, pour lui être agréable, réunit en un seul gouvernement le Sennaar, le Kordofan, le Darfour, les provinces équatoriales. Khartoum devient sa résidence, où il ne réside guère. Des révoltes éclatent, le nouveau vice-roi du Soudan n’a plus une heure de repos. Il dévore l’espace, il franchit les déserts. De Massouah à Khartoum, de Khartoum à Shakka, il est partout à la fois. En une seule année, il fait plus de quinze cents lieues, monté sur son chameau, qui va