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de se lier par un serment indissoluble, elle semblait hésiter, ne pouvant cacher sa répugnance pour l’époux qu’on lui destinait et la religion nouvelle qu’elle devait embrasser. Frédéric dut exercer son autorité pour vaincre cette résistance, qui paraissait plus mutine que sérieuse. L’enfant céda et vint recevoir au pied des autels de l’église orthodoxe ce nom de Catherine déjà porté par une vivandière couronnée et qu’elle devait illustrer par un éclat inattendu. Qu’aurait pensé Frédéric s’il eût pu prévoir que cette fille timide et sauvage, dont il fixait ce jour-là la destinée au gré de son ambition, deviendrait sa rivale dans l’admiration du monde et l’impérieuse alliée qu’il serait contraint d’associer au partage de ses conquêtes comme à la complicité de ses attentats ? Mais aucun œil n’était assez perçant pour discerner cet avenir, et, pour l’heure présente, Frédéric était tout entier à la joie d’avoir pu mettre, par une double alliance, toutes les forces du Nord dans sa main. « J’ai fait, écrivait-il à son ministre Mardefeld, tout ce qui était humainement possible pour faire réussir mes affaires, ayant travaillé pour faire le mariage entre le grand-duc de Russie et la princesse de Zerbst et accordé ma sœur au prince successeur de la couronne de Suède et employé des sommes considérables pour le succès de ces affaires ; si, contre mon attente, elles venaient à manquer, je n’aurai rien à me reprocher[1]. »

Le projet de former une confédération armée d’états favorables à la cause impériale, de princes bien intentionnés, suivant l’expression de Frédéric, rencontra à l’exécution plus de difficultés. C’étaient ces princes dont il avait été sonder les dispositions dans ce voyage de Bayreuth et d’Anspach auquel Voltaire s’était associé sans en être prié et sans parvenir à en pénétrer le secret, et le silence significatif gardé par Frédéric au retour était un indice suffisant qu’il n’était pas content du premier résultat de ses démarches. Il n’avait rencontré, même chez les meilleurs et les plus fidèles, que doute,

  1. Pol. Corr., t. II, p. 47, 48 et 166. — Droysen, loc. cit. — Le double mariage d’Ulrique et de Catherine n’eut lieu que dans le cours du printemps ; mais l’un et l’autre étaient arrêtés dès le commencement de l’année, et l’effet diplomatique était produit. La répugnance de la Jeune princesse d’Anhalt à embrasser la religion grecque est mentionnée dans les lettres de Frédéric à sa mère, ; une publication, récemment faite par la Société de l’histoire de Russie, du récit de son mariage par sa mère atteste aussi qu’il fut difficile d’obtenir son assentiment à ce changement de croyance. Dans la lettre où elle annonce sa conversion à son père, elle écrit elle-même qu’elle s’y décide parce qu’on l’a convaincue qu’il n’y avait presque aucune différence entre la religion grecque et la religion luthérienne, et qu’elle a regardé dans les gracieuses instructions de son altesse. On peut croire que Frédéric, tout-puissant dans le petit duché d’Anhalt, était pour quelque chose dans ces gracieuses instructions. (Publications de la Société de l’histoire de Russie, t. VII, p. 2 et suiv.)