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séditions naissantes dans le camp, déjoue les brigues, gagne ses adversaires ; pour couper toute retraite aux espérances et les lier uniquement à la réussite de ses projets, il risque le grand coup de folie et de sagesse : il noie ses vaisseaux. Plus de communications désormais avec la mère pairie, partant plus de regards en arrière ; volontairement, cette poignée d’hommes s’isole dans le monde inconnu qu’elle vient d’ouvrir ; il faudra le maîtriser ou y périr. On épargne un seul bâtiment qui fait voile pour l’Espagne ; deux affidés de Cortez vont plaider sa cause et lutter contre les envoyés de Velazquez, à Madrid, devant le conseil des Indes, et jusque dans les Flandres, auprès de Charles-Quint. Tandis qu’il se lance à la conquête d’un empire avec de si faibles moyens, le capitaine obscur doit encore, pour assurer d’avance cette conquête hypothétique, faire tête à tous les puissans du siècle, par delà les mers, dans la patrie lointaine où on l’ignore. — Pour remplacer la flotte détruite qui devait lui servir de base d’opérations, Cortez fonde sur le rivage sa première ville, la Vera-Cruz, un peu au nord de la ville actuelle de ce nom. L’opération se réduisit à ceci : « Un poteau de justice fut planté dans la place, et au dehors une potence. » Entre ces deux monumens significatifs, qui inauguraient la cité à venir, on éleva des fortifications sommaires ; quelques soldats demeurèrent à leur garde, avec les magasins et les non-valeurs de la petite armée. Cortez, entraînant tout le reste derrière lui, s’engagea dans l’intérieur, sur la route de Mexico. Dès les premiers pas, ce soldat si téméraire se révèle un politique incomparable ; ses vues sont toujours justes et pénétrantes, ses moyens appropriés aux circonstances, tantôt la séduction de la parole, tantôt de grossiers prestiges, de feintes colères, et, il faut bien le dire, un large emploi de la perfidie. Je ne sais si Cortez avait lu Machiavel, mais, mieux encore que Borgia, le capitaine espagnol incarne le souple et cruel génie du XVIe siècle. Dans la conduite de ses plans, on retrouve tour à tour le clair regard, les secrets de tragédien d’un Bonaparte, les ruses enfantines d’un Ulysse, et malheureusement aussi la rapacité d’un Shylock quand il faut défendre ses sacs d’or. Avec les pauvres instrumens d’information dont il dispose, Cortez étudie l’empire qu’il veut entamer, il en reconnaît les parties faibles, les désagrège et les exploite. Il y a dans les provinces de Montézuma de vieilles républiques dissidentes, des populations hétérogènes qui supportent impatiemment la domination aztèque et souffrent des exactions impériales ; ce sont des alliés désignés.

La première ville qui offrit l’hospitalité aux Espagnols fut Cempoalla, la grande cité des Terres-Chaudes, où vivait le peuple totonaque ; ce peuple confiant et paisible accueillit les étrangers avec des couronnes de roses, en brûlant devant eux le doux encens des