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inscrite dans la loi, et à laquelle il ne peut se soustraire. Pour la foi, la charité qui soulage les misères de ce bas-monde et entr’ouvre les horizons de la vie future est le plus poignant des besoins, et une jouissance ineffable. Le premier devoir de l’homme collectif est la charité ; la charité est le plus grand plaisir de l’homme religieux. En ce temps d’égalité politique et d’inégalité sociale, la charité est la soupape de sûreté de notre civilisation ; attaquer la religion qui la provoque, supprimer les associations qui l’exercent, c’est faire un pas vers la barbarie. On prétend que la morale suffit, je n’en crois rien, et je suis de l’avis de Chamfort, qui disait : « La morale sans religion, c’est la justice sans tribunaux. » Les œuvres inspirées par la foi ont ceci de particulier qu’elles profitent même aux incrédules. Nous en avons à Paris un exemple sous les yeux et qui ne peut faire doute pour quiconque a étudié les origines de l’Institut des sourds-muets. La foi fut le seul guide de l’abbé de L’Épée, qui était un homme de ferveur et de naïveté extrêmes. Lorsqu’il se leva pour donner l’enseignement à ceux qui ne parlent pas, le sourd-muet de naissance était hors de la communion des fidèles ; sa situation sociale était déplorable, il était forclos du droit commun, son infirmité entachait ses actes de nullité et l’on citait alors avec étonnement un arrêt du parlement de Toulouse, qui, en 1679, avait homologué un testament qu’un sourd-muet avait écrit tout entier de sa main. Pour réduire ces infortunés à une telle condition, on s’appuyait sur un texte mal interprété de saint Paul, qui, au verset 17, du dixième chapitre de l’Épître aux Romains, dit : « Ergo fides ex auditu : La foi provient donc de ce que l’on entend. » On concluait que celui qui n’entend pas ne peut avoir la foi. Ce fut le désir passionné d’initier des intelligences aux dogmes de la religion catholique et de sauver des âmes qui émut l’abbé de L’Épée et le contraignit à s’ingénier jusqu’à ce qu’il eût inventé sa méthode ; les sourds-muets de toute race et de toute secte en ont été sauvés. C’est parce qu’il a voulu leur ouvrir le ciel qu’il leur a ouvert l’humanité, dont, avant lui, ils étaient exclus[1].

La foi est exclusive, mais, par compensation, la charité ne l’est pas ; nous l’avons vu ; elle ne tient compte que de la souffrance, et sur le reste ferme les yeux. Lorsque la foi crie au secours en faveur des malheureux, elle ne stipule pas, elle invoque. C’est en son nom que l’abbé Gratry, — que j’ai l’honneur excessif de compter au nombre de mes ancêtres académiques ; — a dit : « Ouvrez vos âmes à la compassion, à la miséricorde, à la pitié, à l’amour ! Aimez

  1. Le préjugé a persisté longtemps. Le 25 décembre 1833, la chambre des députés eut à décider si le vote d’un sourd-muet n’invalidait pas nécessairement une élection législative. Le vote fut considéré comme acquis. Il est au moins étrange qu’à pareille époque, la question ait pu être posée et surtout discutée.