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fortune. Ils vont vite, ne se retournent guère, mâchent un chiffon de pain en marchant et se hâtent vers les emplacemens où l’on embauche les ouvriers. Les autres, de volonté molle et de défaillance chronique, s’arrêtent dans la rue, regardent la couleur du ciel, lavent le bout de leurs souliers dans le ruisseau, réfléchissent et semblent se demander ce qu’ils pourraient bien faire pour ne rien faire. Ils stationnent devant la porte des magasins où l’on distribue des bons de fourneaux ; ils mangeront leur pitance et retomberont en perplexité. S’il pleut, s’il fait froid, ils entreront dans une église, se tiendront le plus près possible d’une bouche de calorifère et tâcheront d’attraper quelque aumône ; quand les offices seront terminés, ils iront s’asseoir dans une des salles de l’hôtel des ventes ; s’il y a quelque part une réunion publique, ils iront y applaudir ou y siffler. S’il fait beau, ils passeront leur journée sur la berge des quais à voir pêcher à la ligne, ou au Jardin des plantes à jeter des cailloux aux lions ennuyés et à crier aux ours de monter à l’arbre. Il y a chaque jour, parmi nous, quelques milliers d’individus qui vivent de la sorte, et l’on doit s’estimer heureux s’ils ne vivent pas autrement.

Comme dans tous les endroits où la charité s’exerce à Paris, c’est la province qui lève la contribution la plus lourde ; sur 1,985 noms que j’ai relevés sur les registres je trouve 319 Parisiens ; tout le reste appartient aux départemens ou à l’étranger. Celui-ci fournit encore un contingent assez considérable, qui, depuis la fondation de l’œuvre, s’est élevé à 20,576 individus, parmi lesquels on compte 3,757 Suisses, 5,195 Allemands et 6,052 Belges. Paris n’y regarde pas de si près ; il donne, il abrite, il nourrit et, sans sourciller, se laisse calomnier par ceux-là même qu’il a secourus. C’est la vraie charité, qui ne s’enquiert que de la souffrance et lui est adjuvante, sans lui demander d’où elle vient ni où elle va. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la vieillesse n’encombre pas les maisons de l’Hospitalité, et le nombre des jeunes gens y dépasse singulièrement celui des vieillards. M. de La Palisse me dira qu’il y a, en général, moins de vieillards que de jeunes gens, je le reconnais ; mais la proportion n’en est pas moins remarquable ; elle semble démontrer qu’à Paris l’homme âgé est occupé, en possession d’un domicile, ou recueilli soit dans sa famille, soit dans un asile, tandis que l’esprit d’aventure, la recherche d’une situation, l’instabilité du caractère, la poursuite de rêves entrevus, l’indépendance poussée parfois jusqu’à la révolte, jettent les jeunes gens sur des routes sans issue au bout desquelles ils sont trop heureux de trouver la porte de l’hôtellerie où l’on dort. Sur une moyenne de 1,835 pensionnaires, j’en trouve 279 de vingt ans et au-dessous,