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davantage. Comment, d’ailleurs, en auraient-elles, puisque ce sont des cas particuliers et qu’elles consistent essentiellement en ce que la combinaison qui les réalise de loin en loin a de rigoureusement unique? La sainteté, c’est toute la vertu, plus quelque chose qui ne s’est rencontré que dans le saint : saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul; la beauté, c’est toute la proportion et toute la régularité, plus quelque chose qui ne se voit que dans la Vierge de Saint-Sixte ou dans la Vénus de Milo; et le génie, c’est tout le talent, tantôt tout le talent de peindre et tantôt tout le talent d’écrire, plus quelque chose qui ne s’est trouvé que dans Corrège ou dans Racine. Et peu importe même que le talent, la régularité, la vertu y entrent ou n’y entrent pas tout entiers; si ce quelque chose d’unique apparaît dans la combinaison, et de ce moment même, c’est la sainteté, c’est la beauté, c’est le génie. Des hommes de beaucoup de talent ont manqué de génie, un Addison, par exemple, ou un Pope, un Bourdaloue ou un Boileau; et des hommes d’infiniment moins de talent, bien inférieurs à tous autres égards, n’ont pas moins eu du génie, un Sterne, par exemple, ou un Beaumarchais.

Quelque lecteur demandera peut-être où est l’intérêt de cette discussion ; et je voudrais pouvoir lui répondre qu’elle n’en a pas de précis ni d’actuel. On philosophe pour philosopher, comme on écrit pour écrire, et comme on peint pour peindre, — plaisir d’autant plus vif qu’il est plus désintéressé. Mais ici la discussion a son intérêt pratique et ses conséquences prochaines. Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de l’envahissement lent de la critique par les méthodes plus ou moins scientifiques, et au grand détriment de sa valeur d’art. Sans doute, comme il y a des familles de plantes, il y a des familles d’esprits, et même, si l’on veut, des genres dans ces familles, des espèces dans ces genres, des variétés enfin dans ces espèces. Il faudrait toutefois prendre garde à ne pas abuser d’une comparaison qui n’est acceptable qu’autant qu’on ne la presse pas, mais plus scrupuleusement encore à ne pas transformer des analogies lointaines en identités positives, et de simples métaphores, après tout, en lois souveraines de la critique. Au milieu de ces généralisations ambitieuses, le sens de l’individuel se perd; nous nous habituons à ne plus apprécier dans les œuvres et les hommes du passé que l’utilité dont ils sont pour nos théories; et la variété, la diversité, la riche complexité de la vie nous échappe à travers les formules rigides où nous prétendons l’enfermer. En réalité, dans l’art comme dans la vie, c’est à la différence que nous nous intéressons. Ceux-là ne retiennent pas longtemps notre curiosité qui ressemblent, comme on dit, à tout le monde, et dont la physionomie banale nous pronostique à peu près à coup sûr l’insignifiance intellectuelle et la trivialité morale. Pareillement, dans l’histoire, les hommes de talent eux-mêmes, s’ils n’ont rien été de plus que l’expression