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demander ce que c’est, à leur avis, que « quelque chose de grand. » Un sonnet de Pétrarque est-il quelque chose de grand? Une fable de La Fontaine est-elle quelque chose de grand ? Le Voyage sentimental est-il quelque chose de grand? Qui niera pourtant que ce soient là, s’il en est, des œuvres marquées au coin du génie, c’est-à-dire, chacune en son genre exquise, inimitable, unique? On peut encore leur demander ce qu’ils font dans leur système, et comment ils expliquent cette précocité merveilleuse où l’on reconnaîtrait volontiers un attribut du génie, si le génie, par malheur, décidément indocile à nos lois, ne s’était souvent avisé pour se manifester d’attendre la maturité de l’âge. Qu’un Molière à trente-cinq ans, qu’un Jean-Jacques vers la quarantaine, qu’un Bossuet après l’avoir passée se proposât une grande œuvre, j’entends donc ce que cela veut dire; mais quel grand dessein, si les mots signifient quelque chose, pouvaient bien méditer Michel-Ange à seize? Raphaël à quatorze? ou Mozart à six ans? Qu’est-ce que c’est encore que cette nécessité « d’exécuter, » et cette obligation de réussir dont on fait une condition du génie? Quelquefois, il est vrai, c’en est une, et quelquefois ce n’en est pas une, L’Histoire des variations est-elle moins un chef-d’œuvre parce qu’elle n’a pas eu les effets qu’en attendait Bossuet ? et la Théorie de la terre cesse-t-elle d’être une grande conception, parce que la science a dépassé Buffon? De grands capitaines, comme Guillaume d’Orange, n’ont-ils pas perdu presque toutes les batailles qu’ils ont livrées? et des hommes assurément doués du génie de la politique, entre autres Mirabeau, presque toutes les parties qu’ils ont jouées? Enfin, si la volonté, dans la production des grandes œuvres, fait vraiment le rôle que l’on lui prête, que devient cette inconscience dont il est si difficile de méconnaître ou de restreindre la part? Comment l’auteur de l’École des femmes est-il aussi l’auteur de Don Garcie de Navarre? Comment l’auteur du Cid est-il aussi l’auteur de Pertharite? Comment l’auteur des Fables est-il aussi l’auteur du Poème sur le quinquina? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, en admettant que l’on puisse y répondre, qui ne voit que la réponse en dépend uniquement de ce que l’on sait de La Fontaine, de Corneille, de Molière, c’est-à-dire du cas particulier, du cas individuel, et non pas d’aucun principe de critique générale qui puisse être universellement et indistinctement appliqué? Une fois encore nous sommes ainsi ramenés à la même inévitable conclusion. On ne peut rien dire d’un homme de génie qui ne lui soit strictement personnel, et toutes les fois que l’on essaie de généraliser l’observation que l’on en a faite, il se trouve quelque part un autre homme de génie pour servir à montrer qu’en cessant d’être personnelle elle cesse en même temps d’être vraie.

« C’est que le problème est mal posé, » nous répond un troisième, et ce troisième est M. Séailles. Tout est plus simple qu’on ne le croit.