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Nous courûmes sur l’herbe molle, à la file, guidés par le bruit des pas. Une minute encore et nous atteignîmes le col; déjà le brouillard s’éclaircissait, nous voyions notre chemin... Enfin, nous étions saufs sur le sentier pierreux, courant toujours jusqu’à ce que nous eussions retrouvé dans toute sa splendeur argentée le clair de lune étincelant. En bas, tout en bas, le même drap blanc restait tendu, épais et lourd, cachant à nos yeux le camp et ceux qui s’y trouvaient :

— Ami, dit Isaacs à l’émir, vous êtes libre autant que moi-même. Louez Allah et partons en paix.

Le vieux guerrier serra la main qu’il lui tendait, en hurlant :

— Illallaho-oh-oh-oh!

Sa voix sonnait comme du cuivre.

— La illah-ill-Allah ! répéta Isaacs du ton de cent clairons à la fois, les arbres, la montagne, la rivière et toute la vallée lui répondant.

— Dieu soit loué ! dis-je à Ram Lal.

— Appelez-le du nom que vous voudrez, ami Griggs, répliqua le pandit…….

Il faisait jour quand nous regagnâmes la tente au sommet du col.

— Abdul-Hafiz, dit Ram Lal tandis que nous préparions notre nourriture autour du feu, si c’est ton plaisir, j’emmènerai ton ami en lieu sûr.

— Je te remercie, Ram Lal, répondit Isaacs. Où conduiras-tu l’émir ?

— Je le ferai passer dans le Thibet, où mes frères auront soin de lui, puis nous voyagerons dans le pays tartare et de là jusque chez les Russes, où votre Prophète a de nombreux disciples. En présentant les lettres que tu as écrites aux principaux mollahs, il pourra prospérer. Quant à d’autres ressources, as-tu de l’or? Donne-le-lui et, sinon, donne-lui de l’argent, et si tu n’as ni l’un ni l’autre, peu importe ! La liberté de l’esprit vaut mieux que l’obésité du corps,

— Bishmillah ! ta langue est celle de la sagesse, vieillard, dit Shere-Ali; pourtant quelques roupies...

— Sois en repos ! dit Isaacs, j’ai pour toi quelques roupies d’argent et deux cents mohurs d’or dans ce sac... Prends aussi ce diamant... tu le vendras en cas de besoin, et il te fera riche.

Shere-Ali, qui hésitait encore à se croire vraiment libre, fut convaincu par cette générosité. Le rude guerrier, le vaillant patriote qui avait fermé les portes de Kaboul au nez de sir Neville Chamberlain et tout bravé plutôt que de souffrir le progrès des Anglais dans ses états, avait tenu bon contre la captivité, la misère, les tortures morales, les souffrances physiques; mais, quand Isaacs eut ainsi