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— Où est Ram Lal? lui demandai-je.

— Je ne sais. Probablement quelque part à charmer des cobras, à arrêter des avalanches ou à faire toute autre de ces drôleries qu’il prétend avoir apprises en Écosse. Depuis que nous nous sommes rejoints, il s’est toujours humainement comporté; je ne l’ai pas vu une fois s’évanouir dans l’espace, je ne l’ai entendu se livrer à aucune mystérieuse prophétie. Vous pourrez causer science occidentale avec lui tout à votre aise. Tenez, le voici. Je voulais qu’il attrapât un aigle doré pour miss Westonhaugh, mais il m’a fait observer que ce superbe animal mangerait probablement le chacal et tous les domestiques, de sorte que nous y avons renoncé.

Isaacs était évidemment de joyeuse et plaisante humeur; quant à Ram Lal, le bouddhiste, il m’apparut très différent dans ces solitudes de ce qu’il était au milieu de la civilisation de Simla. Sa silhouette d’ombre grisâtre semblait moins vague, ses traits dantesques mieux définis à la clarté de ce soleil.

— Ah! me dit-il en anglais, vous arrivez à temps, monsieur Griggs. Nous aurons besoin de vous, le gentleman qui ne se laisse pas facilement étonner, qualité que j’apprécie fort. Des nerfs solides et calmes,.. à la bonne heure! Pourquoi ne dînerions-nous pas dès à présent? Vous devez avoir faim.

Abritée contre le nord par des blocs de grès en saillie, se trouvait une petite tente soigneusement ajustée pour résister aux tempêtes s’il devait en survenir. Nous nous assîmes autour du feu, car il fait froid dans les défilés de la montagne au mois de septembre. Nous rompîmes le pain ensemble comme si des siècles sans nombre n’eussent pas séparé nos différentes nationalités. Ram Lal fut parfaitement naturel et affable; son repas avait été le plus frugal des trois; il eut vite fini de manger et se mit à fabriquer des cigarettes avec une rapidité merveilleuse, tandis que nous satisfaisions notre appétit plus jeune.

— Abdul-Hafiz, dit-il enfin à Isaacs, son visage gris penché sur les mains sans couleur qui roulaient prestement le papier à cigarettes, ne dirons-nous pas à M. Griggs ce que nous comptons faire? Ensuite il pourra s’étendre sous la tente jusqu’au soir, car il est las et je l’engage à rassembler ses forces.

— Ainsi soit-il, Ram-Lal! répondit Isaacs.

— Très bien. Nous ne nous fions pas aux hommes qui vont nous rejoindre, monsieur Griggs; nous craignons d’être tués par trahison et nous vous avons fait venir pour nous protéger.

Il sourit en présence de l’étonnement que dut exprimer mon visage.

— Voici de quoi il s’agit. Le lieu du rendez-vous n’est pas loin