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En somme, ils regagnent le camp avec le regret de l’avoir quitté.

Le bonheur, hélas! est si court que l’on peut pardonner à ceux qui, par hasard, le goûtent, d’avoir approché leurs lèvres de cette coupe divine. Bientôt il ne restera plus à Isaacs que la longue boucle argentée qui lui a été envoyée en échange des oreilles du tigre. La fièvre des jungles flétrira son lis blanc avant qu’il l’ait cueilli ; la chasse, dont les émouvantes péripéties avaient favorisé ses amours, a été funeste après tout à la pauvre Catherine Westonhaugh ; elle est emportée par un mal foudroyant ; et celui qu’elle laisse seul à jamais, qui, du moment où il l’a aimée, a perdu son étoile, comme il disait, l’étoile de sa vie, éteinte par la sublime lumière venue vers lui des contrées du Nord, Isaacs, que rien ne peut plus intéresser ici-bas, cherche refuge dans un cercle d’existence supérieure, dans des régions immatérielles dès ce monde. Il va rejoindre au Thibet les ascètes trop peu connus dont nous avons volontairement passé sous silence jusqu’ici le rôle prépondérant au cours de cette histoire.


II.

Personne n’ignore les prestiges attribués à certains brahmines mendians; les uns en parlent comme de jongleurs, les autres comme de véritables thaumaturges. Il n’est guère d’officier ou de fonctionnaire anglais ayant habité l’Inde qui n’ait été témoin du mango-trick, du tour du manguier, consistant à voir semer par un yogui quelconque un pépin de mangue, lequel devient arbre dans l’espace d’une heure. Le seau de cuir retenu au fond d’un puits comme par quelque main cachée, en dépit de tous les efforts de la poulie, jusqu’au moment où le brahmine lui ordonne de remonter, est un fait bien connu; d’aucuns vous racontent aussi qu’une corde lancée dans l’air y reste suspendue, accrochée, pour ainsi dire, à la voûte bleue du ciel, permettant au prestidigitateur, — donnez-lui ce nom si vous voulez, — d’y grimper et de disparaître. Ce n’est là peut-être que de la magie amusante infiniment perfectionnée ; nous ne nous y arrêterons pas. Les hautes phases du bouddhisme offrent un tout autre intérêt; elles nous apparaissent incarnées en la nuageuse personne de Ram Lal, le divin ami d’Isaacs, qui surgit à l’improviste sur les chemins déserts, d’où il était bien loin deux minutes auparavant, qui apparaît de même au milieu d’une chambre où nul ne l’a vu entrer,