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mais un énorme déplacement des richesses déjà créées par le travail et par l’épargne. Ce n’est pas que ce déplacement ne soit en lui-même un grand mal; il n’appauvrit pas une nation, mais il la démoralise : ceux que la chance favorable a enrichis deviennent rarement laborieux et économes; ceux que la chance contraire a ruinés ou rendus moins riches ont toujours au fond du cœur un sentiment d’amertume qui n’en fait pas de bons citoyens.


Mais le fait général qui se dégage le plus nettement du désordre financier de la fin du règne de Louis XIV, comme de la crise qui troubla le commencement du règne de Louis XV, des premières taxes imposées aux traitans en 1701, de la réduction arbitraire des rentes en 1713 et 1715, du visa de 1715, de la chambre de justice de 1716, du visa et de la banqueroute de 1721, c’est qu’à cette époque le gouvernement ne se croit pas tenu d’accomplir les obligations résultant des contrats qu’il a consentis. Le principe du respect des engagemens de l’état n’est point encore entré dans le droit public financier. Il en est autrement aujourd’hui. Depuis qu’en 1814 un ministre des finances, homme d’état, triomphant de passions ardentes, mais respectables, non-seulement a fait reconnaître par la restauration les dettes de l’empire, mais a obtenu qu’elles fussent payées en valeurs réelles et sincères, l’état, en France, a toujours scrupuleusement rempli ses engagemens financiers; dans nos révolutions si fréquentes, jamais le gouvernement nouveau ne s’est dérobé au devoir d’acquitter les dettes liquidées ou non liquidées du gouvernement qu’il remplaçait. Les engagemens de l’état sont aujourd’hui protégés par la conscience publique et la solidarité générale. C’est, dans l’ordre financier, un progrès qui mérite d’autant plus d’être signalé qu’il ne s’étend pas malheureusement à toutes les questions d’économie publique qu’a touchées cette étude. On ne pourrait affirmer que de nos jours l’ordre ne cesse pas de régner dans les finances et que la spéculation ne commet jamais d’excès. Cependant, à cet égard encore, on ne peut regretter le passé : si au XIXe siècle le désordre financier affaiblit la puissance de la France, il n’a pas du moins pour cortège, comme à la fin du règne de Louis XIV, les affaires extraordinaires, la vente des offices, la variation arbitraire des monnaies; si des excès de spéculation bouleversent et troublent les fortunes privées, ils ne sont pas, comme au commencement du règne de Louis XV, l’œuvre de l’autorité publique; ils ne sont que l’abus de la liberté.


AD. VUITRY.