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abaissé des espèces n’est que momentané, s’il est rehaussé, et si par suite la valeur de la livre est diminuée, faudra-t-il reporter la valeur nominale du billet de 50 livres à 60 livres, à 75 livres, à 100 livres en lui faisant suivre toutes les oscillations de la valeur de la monnaie de compte ? Ce n’était pas la valeur nominale du billet, exprimée en livres, qu’il fallait modifier, parce qu’en changeant le cours des espèces on avait changé la valeur de la livre, c’était le cours des espèces qu’il ne fallait pas faire varier, parce ces variations modifiaient et troublaient non-seulement la valeur des billets, mais tous les contrats, tous les engagemens, qui ne pouvaient être stipulés qu’en livres. La condition du billet de banque était, en effet, celle de tous les effets de commerce. Un négociant ayant souscrit une lettre de change de 100 livres à un moment où, par suite du cours des espèces, ces 100 livres représentaient 83 francs d’argent, aurait-il pu demander à son créancier de la réduire à 50 liv. parce qu’au jour de l’échéance, par suite de la variation des monnaies, 100 livres représentaient 165 francs de notre monnaie? Si, le créancier n’acceptant pas cette réduction, le débiteur avait refusé de payer, il y aurait été contraint par arrêt de justice ; et s’il avait déclaré que, dans ces conditions, l’état de ses affaires ne lui permettait pas de remplir ses engagemens, il aurait été mis en état de faillite. L’état, en réduisant par l’arrêt du 21 mai la valeur des billets de banque, se déclarait en faillite.

Mathieu Marais rapporte, dans ses Mémoires, que Law dit à quelqu’un : u Vous n’entendez pas mon système. — Bon ! dit l’autre, il n’est pas nouveau ; il y a plus de trente ans que je fais des billets sans les payer. » C’est sous une forme familière une appréciation juste de l’arrêt du 21 mai. Tous les contemporains attestent l’effet qu’il produisit[1]. Les plaintes furent si universelles et si vives que, dès le premier jour, le régent se sentit troublé.

Le parlement était en vacance, le 21 mai, à l’occasion de la Pentecôte. « Le lundi, il rentra et les chambres s’assemblèrent. L’avis de tous fut qu’il falloit avoir raison de cet arrêt. On députa

  1. On lit dans les Mémoires de la régence, t. III, p. 1 : « Jusque-là, les Français avaient été bien éloignés de soupçonner le coup terrible dont ils venaient d’être accablés. Éblouis par les apparences brillantes du système qu’ils ne comprenaient pas, ils y avaient donné tête baissée, et ils étaient encore charmés des millions, en idée, que le papier produisait sans cesse. La compagnie du Mississipi était l’appât trompeur qui les attirait. On la regardait comme une source inépuisable de richesses et on croyait gagner en achetant d’un argent réel les trésors imaginaires qu’elle distribuait... On doit comprendre quels furent les sentimens du public à la vue de l’arrêt qui réduisait le papier à moitié. On ouvrit les yeux malgré soi et on vit avec une surprise douloureuse qu’on s’était, laissé tromper à des noms vides de réalité. Chacun eût bien voulu alors retirer l’argent et ses billets. On courut en. foule à la banque... Mais il n’était plus temps. »