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l’orchestre tout entier frappe en fortissimo sur le rythme d’un tambour funèbre quelques accords plaqués, haletans, terribles. C’est le coup de la mort qui a foudroyé le héros et qui se répète avec un retentissement formidable à chaque pause de ce prodigieux ressouvenir. Et la puissante mélopée reprend en pleurant son récit. Mais tout à coup éclate la fanfare qui rappelle les amours triomphans de Siegfried et de Brunehilde. Ici le fracas des cuivres atteint l’intensité du rayonnement solaire et perce la moelle des os. Il semble un instant qu’on revoie le héros aux cheveux d’or et la fille des dieux sortir comme deux soleils de gloire de leur sombre caverne après leur première nuit de noces... Mais le tambour roule ; l’orchestre retombe sur son gémissement, et nous ne voyons plus qu’un cadavre emporté sur un brancard au clair de lune. Le héros a disparu dans la nuit éternelle.

Faut-il résumer en quelques mots les caractères généraux de la musique de Wagner? Elle surprend par un mélange de séductions insinuantes et d’accens aigus, violens, d’une puissance extraordinaire. On y retrouve la nature septentrionale, germanique et barbare avec tous ses instincts, mais idéalisée par une sensibilité d’artiste raffiné et toujours gouvernée par une pensée métaphysique. En somme, elle étonne plus qu’elle n’attendrit; elle passionne, excite, exalte, mais sans donner le grand apaisement. Sous toutes ses splendeurs, elle garde quelque chose d’amer et d’inconsolé. Quant à sa structure et à son essence, elle se distingue par l’énergie et le mouvement dramatique et par le génie légendaire. Nous entendons par le génie légendaire cet art de révéler et de dramatiser le monde intérieur, et de le condenser, en un tableau merveilleux qui revêt alors la forme d’un au-delà enchanteur vers lequel le désir s’élance avec une force redoublée. Telles sont les ouvertures du Vaisseau-fantôme et du Tannhäuser, mais plus encore cet admirable prélude de Lohengrin qui ressemble à une échappée sur un monde supérieur.


V.

Il n’entre pas dans notre dessein de faire une étude même sommaire de la jeune école française qui a pris une place importante et obtient un succès légitime aux concerts du dimanche. Cette école procède en partie de Berlioz, qui a donné à la nouvelle génération le goût de la musique descriptive, en partie de M. Gounod, dont la mesure, la clarté, la grâce souple, correspondent plus particulièrement aux qualités dominantes de l’esprit français. La science accomplie