Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/819

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec la vision. C’est le phénomène de l’extase musicalement réalisé. Quant au nuancement instrumental de ce morceau, il est d’un fondu, d’une délicatesse uniques. Il va des tendres couleurs de l’opale et du saphir au jaune ardent, aux blancheurs éblouissantes de la lumière. On a souvent imité cet effet, mais sans l’atteindre.

La Chevauchée des Walkures nous transporte, au contraire, sur les âpres sommets du mythe scandinave sous le ciel sombre de la Germanie primitive. Le tableau scénique qui accompagne ce morceau au troisième acte de la Walkure est d’une singulière hardiesse. Cependant on peut le voir réalisé aujourd’hui sur un grand nombre de scènes allemandes. La cime d’une montagne qui finit en pointe de rochers se dresse dans le ciel. C’est le rendez-vous des neuf Walkures, des filles d’Odin, qui emportent pendus en travers, sur la selle de leurs chevaux, les héros tués dans la bataille. Le vent siffle, des volées de nuages chassés par l’ouragan traversent les airs et rasent la crête des monts. Dans leurs plis apparaissent une à une les filles d’Odin chevauchant leurs coursiers sur les ailes de la tempête. On les voit se précipiter à droite dans une forêt de sapins; elles y laissent leurs folles montures et viennent se camper l’une après l’autre sur le roc abrupt. De là-haut les premières venues appellent les dernières en poussant leur cri de ralliement : « loho-tohé! » Et d’en haut, d’en bas, de l’air et de l’abîme se répondent leurs clameurs. Le morceau symphonique qui accompagne cette scène a pour motif principal une fanfare à l’unisson d’un accent sauvage et fier, modulant du mineur au majeur sur un accompagnement de trilles multipliés à toutes les octaves et sur une figure des instrumens à cordes imitant un galop soutenu. Cette musique, où des rires joyeux percent la tempête, donne la sensation violente des temps héroïques de la Germanie légendaire; elle respire le fer, la joie et l’ouragan.

La Marche funèbre de Siegfried est empreinte de la teinte fatale particulière à la vieille poésie du Nord. La récente et brillante exécution de ce fragment, par M. Lamoureux, aux concerts du Château-d’Eau, a vivement impressionné le public par son caractère sombre et grandiose. Siegfried vient d’être tué traîtreusement par Hagen. Ses compagnons placent son corps sur son bouclier et l’emportent. Pendant ce temps, l’orchestre joue une marche courte, mais saisissante, qui rappelle en quelques mesures la vie du héros, sorte d’oraison funèbre concentrée et très originale. Les motifs majestueux qui se succèdent rapidement sont ceux-là mêmes qui ont marqué les points lumineux de la carrière semi-humaine, semi-divine de Siegfried dans le cours du drame. Après chacun d’eux,