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descendantes, qui nous fait penser à Tybalt furieux, tournant comme une bête fauve autour de Roméo perdu dans sa pensée d’amour, comme devant une fleur merveilleuse dont le parfum remplit l’univers? Folie du monde, haine mortelle et mortel amour éclatent, rugissent et chantent à la fois d’une voix distincte dans ces harmonies étonnantes. La symphonie atteint l’intensité du drame. C’est la vie irritée à son comble et qui déborde.

Décidément Berlioz doit à Henriette Smithson et à Shakspeare ses plus belles pages, les plus tendres et les plus passionnées. Nous venons d’écouter le musicien sur ce thème auquel il revient bien des fois. Écoutons un instant encore l’écrivain. Car il le fut et de premier ordre, à ses heures, quoique toujours capricieux et un peu saccadé. Voilà ce que Berlioz disait sur le tard, en parlant des deux amours qui dominèrent tour à tour sa vie orageuse. Ah ! ce n’est plus la fleur du printemps, c’est la feuille d’automne qui tombe. Ce retour mélancolique sonne comme un dernier adieu à la jeunesse, comme un regret douloureux. « Estelle, dit-il, fut la rose qui a fleuri dans l’isolement (last rose of summer) ; Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas ! j’ai brisé bien des cordes. »

Pour donner une idée complète de Berlioz comme symphoniste, il nous reste à dire quelques mots de la Damnation de Faust, l’œuvre de sa maturité. Il écrivit la légende pendant son voyage en Hongrie, en chaise de poste, le long des routes, sur la table des auberges. La musique, d’une sève abondante, d’un éclat varié, est toute trempée d’impressions originales. Tel passage d’orchestre rappelle si bien les recoins sombres d’une vieille ville allemande aux toits pointus, qu’on croit se promener dans Nuremberg en le suivant. Il y a aussi une fugue sur le mot Amen qui reproduit la grosse gaîté des étudians tudesques avec une fine pointe d’ironie. Dans le rôle de Méphistophélès, Berlioz a pu donner carrière à sa verve satirique, à ses accès de bouffonnerie infernale. En somme, le maître français a traité le chef-d’œuvre de la poésie allemande avec une grande liberté, mais sans le rapetisser. Le grand souffle de la légende immortalisée par Goethe a passé sur ces pages. Se laissant aller à la pente de sa nature, le musicien a pour ainsi dire effacé les saillies dramatiques du poème, qui sont l’évocation du diable, la séduction et la mort de Marguerite, pour s’étendre tout à son aise sur la partie lyrique et pittoresque. Ne nous en plaignons pas, car les beautés d’un charme enveloppant et grandiose se succèdent depuis le chœur de la résurrection jusqu’au songe de Faust et à cette belle invocation : « Nature immense, impénétrable et fière. »