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je vois à mes côtés un jeune homme tout tremblant de colère, les mains crispées, les yeux étincelans, et une coiffure!.. Non, un immense parapluie de cheveux qui surplombait en auvent mobile au-dessus d’un bec d’oiseau de proie. C’était à la fois comique et diabolique. » Comme les Chateaubriand et les Obermann, Berlioz a le goût inné du vagabondage poétique et le garde jusque dans ses vieux jours. Il veut la liberté. « Liberté de cœur, d’esprit, d’âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même, liberté d’oublier le temps, de mépriser l’ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l’amour, liberté de marcher en plein champ et de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées entières : liberté vraie, absolue, immense! » Voilà son Credo. Aussi, pendant son séjour à Rome, comme il s’en va par les montages sabines, en vrai tzigane, fusil au dos et guitare en bandoulière ! Chemin faisant, il improvise d’étranges mélopées sur les vers de l’Enéide et fait danser les filles des Abruzzes aux sons de sa musique.

Un tel homme a la haine de la vie commune, a de la vie en prose. « Il voudrait « le grand bonheur ou la mort, la vie poétique ou l’anéantissement. » Lorsqu’il vit Henriette Smithson jouer Ophélie et Juliette, il reçut la plus grande commotion de sa vie. L’art et l’amour le frappaient du même coup. « Shakspeare, en tombant ainsi sur moi à l’improviste, me foudroya. Son éclair, en m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina les plus lointaines profondeurs. » L’amour dont il s’enflamma pour l’actrice n’était pas moindre. « Dès le troisième acte, respirant à peine et souffrant comme si une main de fer m’eût étreint le cœur, je me dis avec une entière conviction : « Ah ! je suis perdu ! » Dans toutes ses passions amoureuses, — et il en eut plusieurs encore, quoique celle-ci ait été la grande, — c’est la même éruption volcanique. Le paroxysme du désir lui arrache des cris comme celui-ci : « Puissent les peuples s’entr’égorger ! puisse Paris brûler, pourvu que j’y sois, et, la tenant dans mes bras, nous nous tordions ensemble dans les flammes! » Quelques instans après, il désire « la mort rêveuse et calme, » suivant la belle expression de Moore. Toujours il se précipite d’un extrême à l’autre. « En lui nulle modération, dit fort justement M. Hippeau; il va sans transition de l’amour à la haine ; celui-ci est de l’enivrement, celle-là de la fureur. La joie est effrénée, le désespoir est immense, et l’un succède à l’autre au même instant. L’accablement terrible suit de près l’enthousiasme débordant. C’est plus que de la sensibilité, c’est une sorte d’exaspération sentimentale. »

De ce genre de vie, de cet état d’âme ressort le doute universel