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échappe à l’analyse. Nous assistons à une série d’explosions du sentiment qui se suivent coup sur coup. Ce n’est d’abord qu’un mélodieux murmure de voix de femmes ; elles s’essaient, elles balbutient ; on dirait la causerie familière de bienheureux qui se retrouvent et se saluent dans un monde plus beau. — Mais voici que cette même mélodie, reprise par des voix d’hommes, scandée sur un rythme de marche, résonne et brille d’un éclat guerrier. Elle chante les jeunes héros qui partent pour le combat. L’orchestre, devenu fougueux, salue leur départ et célèbre leurs exploits, car il ne s’agit que de la conquête des cœurs rebelles à la joie. Et après la victoire, quel transport ! Les voix montent, ruissellent en ondes magnifiques. — Puis, tout à coup un arrêt, un grand silence, suivi d’un recueillement profond. Sur ces paroles : « Prosternez-vous, millions d’êtres : sentez-vous le Créateur ? » nous entrons dans les arcanes du sentiment religieux. Les syllabes lentes de l’hymne à l’unisson expriment l’humble adoration, l’élévation de l’humanité tout entière vers Dieu, vers le souverain Créateur, — et, par-dessus ce chœur prosterné, à des distances infinies, nous percevons un scintillement d’étoiles dans les espaces sans fond.

Grande et profonde initiation de l’âme, dont elle sort régénérée. « Frères ! frères ! » Ces voix lointaines nous arrivent comme les appels mystiques d’une nouvelle Eleusis. Et dans l’hymne nouveau, où deux hommes et deux femmes entraînent la masse des chœurs, quelle suave allégresse ! quel parfum d’innocence retrouvée, fleur et floraison de la joie. Cet hymne succède à l’extase devant le Dieu des mondes et en a conservé le reflet. Les sentimens humains : amitié, sympathie, amour, y sont enveloppés dans le rayonnement d’une révélation supérieure qui les pénètre et les transfigure. Le groupe des heureux et des aimés apparaît dans une vive lumière, avec des gestes d’un abandon, d’une grâce divine. — Mais écoutez ce roulement de cymbales et ces mots haletans de l’hymne religieux, qui maintenant se précipite avec une vitesse décuplée : « Soyez embrassés, millions d’êtres ! ce baiser au monde entier ! » C’est le délire de la joie, c’est l’orgie du divin. Des voix jubilantes, des clameurs entrecoupées remplissent l’atmosphère, comme la foudre des nuées, comme les mugissemens de la mer qui, de leur mouvement éternel, de leurs secousses bienfaisantes, vivifient la terre. Mais, dans cet orage de voix humaines, surnage et se prolonge l’appel ailé : « divine étincelle ! ô joie ! ô joie ! »

L’effet unique produit par ces chœurs, dans leur succession en quelque sorte foudroyante, est de porter à un degré extrême l’exaltation de toutes les forces de la vie. Tout vibre, tout bouillonne à