Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/803

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec les forces de l’univers, mais qui, non content de ces ivresses, s’élançait par-delà et au-dessus vers la cause suprême, invisible, nécessaire du monde, vers Dieu. La disposition dans laquelle il travaillait nous est révélée par une confidence que nous rapporte Bettina. « La musique, lui disait-il, est une révélation plus sublime que toute sagesse, que toute philosophie. Dieu est plus proche de moi dans mon art que dans tous les autres. Il y a quelque chose en lui d’éternel, d’infini et d’insaisissable. C’est l’unique introduction incorporelle au monde supérieur du savoir, c’est le pressentiment des choses célestes. » Cette religion qui fut le nerf de sa vie, personne ne la lui avait enseignée. Elle lui venait de sa grande âme vierge, de son esprit droit comme un glaive, qui à travers tous les voiles, perçait jusqu’à la splendeur de la cause première. Cette religion ne ressemble ni au froid déisme du XVIIIe siècle, ni au panthéisme un peu flottant du nôtre; son spiritualisme traverse toutes les régions de la nature, vivifie tous les êtres et triomphe dans l’homme pour remonter à sa source divine. Le mystique noie l’homme en Dieu ; l’athée supprime Dieu en faveur de l’homme, qu’il croit grandir par là. L’âme synthétique de Beethoven voit en Dieu et en l’humanité deux termes corrélatifs dont le second grandit en force à mesure qu’il prend conscience du premier. C’est vers cette humanité virile, mais rajeunie et comme affranchie de ses misères par la conscience de son origine et de sa fin, qu’aspirent toutes les forces de son être. Ses grandes symphonies sont autant de poèmes gigantesques qui poursuivent ce rêve, s’en rapprochent d’étape en étape. La dernière, la neuvième, l’exprime et le réalise en joignant les chœurs à l’orchestre, la parole à la musique.

La magistrale Symphonie en ut mineur sonne déjà la diane d’un combat héroïque. Cette volonté puissante, qui frémit sous les coups de la destinée, et puis, en quelques bonds, se soulève et se dresse comme un géant pour lui opposer un défi superbe, cet allegro d’un jet si impétueux, avec ses accalmies subites suivies de magnifiques bouffées de révolte, nous communiquent tous les frissons d’une lutte ardente. On croirait que l’éloquence de la musique ne peut aller au-delà. Et cependant Beethoven ne s’arrêta pas. Génie de feu, penseur hardi, idéaliste insatiable, il cherchait ces âpres sommets où des horizons sans bornes se dévoilent, où l’ange du désespoir apparaît à l’homme pour lui montrer du geste l’abîme du néant sous le froid sourire de l’infini. Il brûlait de vaincre dans cette lutte et de conquérir par delà ces lieux terribles une certitude, une patrie et une humanité dignes de son grand cœur. On dirait que, pressentant l’ennemi de notre siècle, le spectre du pessimisme prêt à s’abattre sur l’esprit humain, il a voulu ceindre ses reins de bon lutteur et le terrasser. Cette fois-ci, le combat est à la