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sous la bourrasque et l’on dut s’arrêter court. Sans se troubler, M. Pasdeloup s’avança sur le bord de l’estrade et dit : « Messieurs, je reprendrai le morceau à la fin du concert ; que ceux qui ne veulent pas l’entendre s’en aillent. » Cette fermeté s’imposa ; toutes ces œuvres, accueillies jadis par les protestations les plus violentes, sont aujourd’hui saluées par des applaudissemens frénétiques.

M. Pasdeloup était seul sur la brèche depuis plus de dix ans, lorsque M. Colonne se mit à la tête de la Société nationale. Si M. Colonne n’avait pas autant d’initiative que M. Pasdeloup, il apportait à son œuvre les capacités d’un musicien consciencieux et d’un excellent directeur qui tient toujours son orchestre dans sa main. Ce Berlioz, que M. Pasdeloup avait déterré, il s’en empara, en fit sa chose, en donna des exécutions remarquables auxquelles ne manquaient que des chœurs mieux fournis. Le succès de la Damnation de Faust marqua la grande vogue de M. Colonne. Il eut aussi le mérite de faire une large part à la jeune école française, qui avait déjà trouvé bon accueil au Cirque d’Hiver, Ajoutons que l’Association artistique avait été fondée dans le dessein spécial et on ne peut plus louable de fournir une arène aux musiciens de notre pays.

Le Châtelet et le Cirque-d’Hiver rivalisaient depuis plusieurs années avec des salles combles, lorsque, il y a deux ans, M. Lamoureux fonda les Nouveaux Concerts au théâtre du Château-d’Eau. M. Lamoureux est un chef d’orchestre de premier ordre. Rien ne lui manque. Il connaît, il comprend la musique à fond ; il l’adore et, chose plus précieuse encore, il dirige avec une autorité absolue. Il a l’énergie et la mesure. Au feu sacré il joint l’empire sur les autres qui se proportionne à l’empire qu’on a sur soi. Aussi, comme ce cheval capricieux qui s’appelle l’orchestre lui obéit ! Le fougueux animal est docile aux maîtres qui savent le presser et le retenir à point, qui l’entraînent ventre à terre, mais, calmes eux-mêmes, gardent les rênes en main. M. Lamoureux, à la tête de ses musiciens, nous rappelle ces cavaliers de l’Ukraine qui lancent leur cheval au triple galop dans la steppe et l’arrêtent du coup. Du moins, sa sûreté nous donne-t-elle cette impression. Par son habitude de diriger au Conservatoire, par sa longue pratique de la musique religieuse, le directeur des Nouveaux Concerts était à même de nous fournir une exécution supérieure. Il représente en quelque sorte le Conservatoire se faisant populaire, voulant donner à l’élite du grand public flottant les jouissances aristocratiques de la rue Bergère, dans une enceinte plus vaste. On assure même que certains habitués ont déserté la chapelle fermée pour l’église ouverte et préfèrent les interprétations du Château-d’Eau à celles du Conservatoire