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VI.

L’action libre des êtres humains, celle aussi des animaux, quoi qu’en ait dit Descartes, mêle à l’enchaînement des effets et des causes un élément inaccessible au calcul. La liberté du choix produit, à parler rigoureusement, les seuls cas fortuits.

Les lois du hasard étendent plus loin leur domaine. Un homme agite un cornet, lance les dés, doucement ou avec force, à droite ou à gauche, use sans contrainte de son libre arbitre; il amène sonnez une fois sur trente-six.

On substitue au bras de chair des organes de cuivre et d’acier. Une machine jette les dés, les ramasse, les lance encore, mue par la force aveugle d’un ressort entretenue par d’autres ressorts. Tout est déterminé; un géomètre calcule à l’avance la succession des points. La formule donne sonnez une fois sur trente-six.

Tous les soldats d’une nombreuse armée sont appelés tour à tour à dire un nombre moindre que sept, le premier venu. Dans leurs réponses, inscrites deux par deux, on rencontre deux six une fois sur trente-six.

D’où vient cela? Les lois du hasard gênent-elles la liberté des efforts musculaires? règlent-elles l’ordonnance d’un mécanisme aveugle ? Troublent-elles le caprice de cent mille imaginations qui les ignorent? Il n’en est pas ainsi. Si l’on influence la volonté de ces hommes, si le mécanicien, rebelle à la loi de Bernoulli, prend plaisir à la mettre en défaut, si le joueur de dés s’y applique avec ou sans adresse, toutes nos assertions seront fausses. A tout effort le hasard est docile; sans souci de la règle, il suit les gros bataillons.

Le hasard est sans vertu : impuissant dans les grandes affaires, il ne trouble que les petites. Mais, pour conduire les faits de nature à une fin assurée et précise, il est, au milieu des agitations et des variétés infinies, le meilleur et le plus simple des mécanismes. Les vapeurs s’élèvent, les vésicules se forment, les nuées s’épaississent, les vents les dispersent, les mêlent, les entre-choquent, engendrent la tempête et la pluie, le hasard conduit tout sans surveillance ni délibération aucune, et précisément parce qu’il est aveugle, il remplit le lit de tous les fleuves, arrose toutes les campagnes et donne à chaque brin d’herbe sa ration nécessaire de gouttes d’eau.


J. BERTRAND.