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deux cents mourait des suites de l’opération. Quelques-uns hésitaient ; Daniel Bernoulli, géomètre impassible, calculait doctement la vie moyenne, la trouvait accrue de trois ans et déclarait par syllogisme l’inoculation bienfaisante. D’Alembert, toujours hostile à la théorie du jeu, qu’il n’a jamais comprise, repoussait, avec grande raison cette fois, l’application qu’on en voulait faire : « Je suppose, dit-il, que la vie moyenne d’un homme de trente ans soit trente autres années et qu’il puisse raisonnablement espérer de vivre encore trente ans en s’abandonnant à la nature et en ne se faisant pas inoculer. Je suppose ensuite qu’en se soumettant à cette opération, la vie moyenne soit de trente-quatre ans. Ne semble-t-il pas que, pour apprécier l’avantage de l’inoculation, il ne suffit pas de comparer la vie moyenne de trente-quatre ans à la vie moyenne de trente, mais le risque de un sur deux cents, auquel on s’expose, de mourir dans un mois, par l’inoculation, à l’avantage éloigné de vivre quatre ans de plus au bout de soixante ans? »

On argumente mal pour vider de telles questions : supposons que l’on puisse, par une opération, accroître la vie moyenne, non plus de quatre, mais de quarante ans, à la condition qu’une mort immédiate menacera le quart des opérés ; un quart des vies sacrifié pour doubler les trois autres, le bénéfice est grand. Qui voudra le recueillir? Quel médecin fera l’opération? Qui se chargera, en y invitant 4,000 habitans robustes et bien portans d’une même commune, de commander pour le lendemain 1,000 cercueils? Quel directeur de collège oserait annoncer à cinquante mères, qu’empressé à accroître la vie moyenne de ses deux cents élèves, il a joué pour eux ce jeu avantageux et que leurs fils sont les perdans ? Les parens les plus sages acceptaient une chance sur deux cents; aucun, sur la foi d’aucun calcul, ne s’exposerait à une chance sur quatre.

Un jeu, sans blesser la justice, peut causer de grands dommages, il peut être périlleux d’y échanger les chances de perte et de gain, les règles que doivent suivre ceux qui veulent commettre cette imprudence n’en reçoivent aucun changement.

Un ingénieur calcule la charge capable d’abaisser de 50 centimètres le tablier d’un pont. L’épreuve est inutile, imprudente, dangereuse: le poids calculé est-il moins juste? Il est mauvais de trop charger un pont, mauvais aussi de jouer trop gros jeu. Cela ne change ni la théorie du jeu ni celle de l’élasticité.

Revenons au théorème de Bernoulli.

S’il pleut un jour entier sur la place du Carrousel, tous les pavés seront également mouillés. Sous une forme simplifiée, mais sans en rien retrancher, c’est là le théorème de Bernoulli. Il pourrait