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à sa gloire sans en être éclipsé. Il se contentait pour lui de rester un conseiller discret et souvent écouté, un ami toujours dévoué, satisfait d’une vie de retraite et d’étude qui convenait à la modération de ses désirs. Il se plaisait dans cette existence qu’il s’était faite, travaillant sans cesse, s’intéressant à tout, gardant jusqu’au bout une gravité séduisante, une grâce qui n’excluait pas la fermeté, offrant ce spectacle rare d’un homme à l’âme fi ère et tranquille, à la raison droite, qui ne demandait à la vie que ce qu’elle pouvait donner. L’écrivain était supérieur, l’homme était un sage. Chose à remarquer, M, Mignet, sans être insensible aux marques de distinction ou de déférence qui étaient venues au-devant de lui quelquefois, n’avait jamais cherché le bruit ni les honneurs; il avait, en vieillissant, conquis le respect par son caractère autant que par ses ouvrages, et le jour où il s’est éteint, sa mort a été ressentie comme un deuil pour la société française. Il a été entouré d’hommages.

Il les méritait et nous ne voudrions ajouter qu’un mot sur ces funérailles d’hier, où une particularité a paru offensante pour le sentiment public. M. Mignet, sans l’avoir demandé, avait été fait grand-croix de la Légion d’honneur; il était membre du conseil de l’ordre, qui était, dignement représenté. Des troupes ont été mises sur pied, elles ont entouré la maison; puis, au moment où le triste cortège s’est acheminé vers l’église voisine, elles ont disparu. Elles avaient apparemment rempli tout leur rôle. C’est l’ordonnance, dit-on, c’est le règlement nouveau, imaginé pour sauvegarder la liberté de conscience des soldats, l’indépendance de l’état laïque. On a eu là une belle invention et il a fallu une circonstance semblable pour montrer d’une façon plus saisissante ce qu’il y a de choquant dans ces nouveautés ! Il se peut que, dans d’autres temps, on ait dépassé la mesure en interdisant à des soldats de suivre un enterrement civil ; aujourd’hui on ne leur permet pas de suivre un enterrement religieux, comme si la liberté de conscience était en jeu dans un service commandé, — comme si des soldats allaient faire un acte de foi religieuse en accompagnant un mort dans une église! Il faudrait être conséquent. Si nous en sommes venus à ce point que, pour plaire à l’esprit de radicalisme, on veuille mesurer les honneurs funèbres à ceux qui ont conquis la considération publique, qu’on aille jusqu’au bout, qu’on supprime ces honneurs. Si l’on veut continuer à rendre des hommages à ceux qui les ont mérités, qu’on aille encore jusqu’au bout en les honorant comme ils ont voulu être honorés. Qu’on cesse dans tous les cas d’offrir ce spectacle blessant de soldats paraissant devant une porte, jouant quelques airs de musique et se retirant aussitôt du cortège d’un homme de bien qui a été l’honneur du pays. Qu’on s’abstienne de ce simulacre qui ne vaut peut-être pas mieux pour le bon esprit de l’armée que pour la décence publique.