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ruse finissent par avoir raison des consciences, et le parti du centre catholique a résisté victorieusement à ses assauts. Il s’est trouvé au Vatican un homme qui a déjoué ses artifices, éventé ses pièges, bravé ses menaces ; César demande à capituler. Qu’on soit catholique ou libre-penseur, ce spectacle est réjouissant. Il est bon que la force ait ses défaites, que la ruse n’ait pas toujours le dernier mot dans le gouvernement des sociétés.

M. de Bismarck est, parmi les hommes d’état, l’homme d’affaires le plus accompli qui se soit jamais vu, et il est aussi le plus personnel de tous les grands politiques. Si rempli qu’il fût de son moi. Napoléon Ier représentait les idées moyennes de son temps et les a répandues sur l’Europe. Il semblait que la Corse eût envoyé cet étranger à la France pour que, libre d’engagemens envers les partis, il eût l’impartialité nécessaire à l’arbitre chargé d’accommoder leurs différends, de concilier les principes de gouvernement et de conservation avec les idées nouvelles. Ce grand conquérant a été le podestat de la révolution. M. de Bismarck, en toute chose, ne s’inspira que de ses idées particulières, et par la puissance de sa volonté il les a imposées à sa nation. Quand il a déclaré la guerre à l’Autriche, il avait contre lui l’opinion, la presse, les chambres, la cour et les scrupules de son souverain. Jamais personne n’assuma plus gaîment de plus redoutables responsabilités. Si la fortune avait trahi ses espérances, le Titan serait demeuré enseveli sous sa montagne. Sans doute il y avait beaucoup d’Allemands aussi désireux que lui de démolir la vieille Confédération germanique et de la remplacer par autre chose. Mais la monarchie césarienne et militaire qu’il a fondée ressemble bien peu à l’Allemagne constitutionnelle et libérale qu’ils lui demandaient. Il leur a bâti une maison de fer dont l’architecture leur paraît un peu triste, la distribution peu confortable, et dont le mobilier, moitié gothique, moitié empire, ne répond pas à leurs besoins. Leurs chaises sont dures, peu communes ; ils s’y trouvent mal assis.

Ne comptant qu’avec lui-même et ne suivant que son idée, le chancelier a bien de la peine à s’entendre avec son parlement et il n’a jamais de majorité fixe pour appuyer ses projets de lois. Il est obligé de la composer selon les circonstances, en la cherchant tour à tour à droite ou à gauche ; c’est un travail de marqueterie ou de maître mosaïste. Il négocie sans cesse avec tous les partis ; sa maxime est : Donnant donnant : Do ut des ; sa pratique est de donner peu pour recevoir beaucoup. Il aurait voulu former un parti de bismarckiens sans phrase et que toute l’Allemagne en fût ; c’était beaucoup demander à un peuple aussi réfléchi et aussi raisonneur que l’Allemand. Aussi se plaignait-il un jour qu’il n’y avait qu’un groupe politique qui fût à lui et que ce groupe se composait de deux hommes, lui et son roi. Encore a-t-il le chagrin de constater que son roi n’est pas toujours de son