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savons par M. Busch dans quelles circonstances il rédigea de sa main le fameux et funeste télégramme : « Il reçut du conseiller intime Abeken, qui se trouvait à Ems avec le roi, un rapport sur ce qui s’était passé, avec l’autorisation royale d’en publier le contenu. Il donna lecture de ce rapport aux comtes de Moltke et de Roon, qui dînaient avec lui, et les deux généraux sentirent aussitôt que la situation se dessinait dans le sens de la paix. Le chancelier répondit que cela dépendrait du ton et du style de la publication à laquelle on l’autorisait. En présence de ses hôtes, il fit un extrait du rapport télégraphique en y pratiquant des suppressions, mais sans rien ajouter. » Cet extrait, qui fut aussitôt expédié à toutes les légations prussiennes et communiqué à la presse, portait en substance que le roi avait refusé de recevoir l’ambassadeur de France et lui avait fait signifier par l’adjudant de service qu’il n’avait plus rien à lui dire. C’est ainsi que, par d’habiles suppressions, où dispose des événemens ; le sort de deux empires peut dépendre d’une rature faite avec art. Ici encore, M. Busch a été indiscret à bon escient. Dans l’intérêt de sa popularité, M. de Bismarck ne craint pas de faire savoir que cette guerre si glorieuse pour les armes allemandes a été son œuvre personnelle, que la courtoisie de son roi a failli la faire avorter, que c’est lui qui a paré le coup.

M. Busch déclare modestement dans sa préface qu’il n’est pas de force à faire le portrait du grand homme qu’il a l’honneur de servir, qu’il laisse ce soin aux historiens futurs, qu’il a rassemblé dans son livre des croquis, dont ils pourront se servir pour leurs tableaux à l’huile. Assurément ses croquis leur rendront service, mais il a quelquefois d’étranges idées. Comment lui est-il venu à l’esprit d’instituer un parallèle en forme entre Goethe et M. de Bismarck, de trouver que l’auteur de Faust et de la Métamorphose des plantes ressemblait beaucoup à l’auteur de la bataille de Sadowa? Cette ressemblance nous échappe. Il nous paraît que si Goethe revenait au monde, les âpretés du chancelier de l’empire allemand étonneraient son génie harmonieux, d’une divine souplesse, qu’il admirerait ce prince des violens comme le naturaliste admire un de ces beaux monstres qui lui font découvrir dans la nature des lois et des forces inconnues. M. Busch a mieux rencontré quand il nous dit que M. de Bismarck joint à l’énergie incomparable de la volonté la plus vive intelligence politique et une sûreté de jugement qui ne se laisse jamais influencer par des dogmes ou des préjugés de parti : « Une tête froide, nous dit-il, et un cœur chaud, l’imagination la plus fertile et la plus fougueuse audace, Ulysse et Achille en une seule personne : voilà le secret de ses prodigieux succès. » M. Negri le définit de son côté un homme qui unit au culte de la force une exquise finesse, un Ostrogoth très civilisé, en quoi il diffère d’Ulysse et d’Achille, qui n’étaient pas des Ostrogoths.

Quant à nous, ce que nous admirons le plus en lui, c’est la part