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étrangères. Mais ce sont là des causes secondaires : la cause principale est dans le vice de notre circulation monétaire. Nous avons plus d’instrumens d’échange qu’il ne nous en faut pour nos besoins. On les prend pour des capitaux disponibles : de là des illusions, et ces illusions sont entretenues par l’abondance de la circulation fiduciaire qui maintient d’une façon un peu artificielle les capitaux à bon marché. Le billet au porteur est assurément un instrument d’échange commode et très utile. Nous en avons indiqué les mérites, mais il a aussi ses inconvéniens, et on peut être étonné que, dans les grands pays commerçans comme l’Angleterre, les États-Unis et l’Allemagne, on n’en fasse pas un très grand usage; cependant, ce sont des pays où le crédit joue un rôle important, plus important que chez nous. Mais il y a plusieurs sortes de crédit; il y en a un qui repose exclusivement sur le numéraire et qui a pour but d’en tirer toute l’utilité possible, c’est le crédit au moyen du chèque. A première vue, il peut paraître bizarre d’entendre dire que les chèques reposent exclusivement sur le numéraire, lorsqu’il y en a, peut-être, en mouvement chaque jour pour vingt-cinq ou trente fois le montant de la provision qui leur sert de garantie ; cela est cependant vrai ; le chèque n’est pas créé pour circuler, c’est un mode de paiement, il n’est valable que pour très peu de temps, il faut qu’il soit échangé ou remboursé et, s’il ne peut être ni l’un ni l’autre, la crise arrive et la liquidation s’impose coûte que coûte. Il n’en est pas de même avec le billet au porteur ; celui-ci est un instrument de crédit qui circule par lui-même, qui a une existence propre absolument comme la monnaie métallique, et même indépendante de celle-ci. S’il est émis en trop grande quantité, s’il ne représente pas des opérations sérieuses, rien ne l’indique; il s’ajoute aux autres instrumens d’échange, passe pour un capital disponible et fait naître des illusions. Avec le chèque, on a un critérium qui avertit immédiatement des abus qu’il peut y avoir dans les spéculations commerciales ; avec le billet au porteur, surtout tel qu’il existe chez nous, il n’y en a pas. Les embarras s’accumulent et on ne s’en aperçoit que lorsque la liquidation est devenue très difficile. En un mot, les grands pays que nous avons cités ont résolu le problème du crédit autrement que nous, ils l’ont appuyé exclusivement sur le numéraire au moyen du chèque, tandis que nous l’avons souvent placé à côté avec le billet au porteur. De là des effets très différens. En Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne même, lorsque les crises arrivent, on en est informé tout de suite et elles durent peu, tandis que chez nous on ne les voit pas venir et elles se prolongent sans qu’on sache comment les dénouer. C’est notre situation aujourd’hui.


V. BONNET.