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l’homme. Placez-le maintenant dans une cour italienne de ce temps-là et vous pressentirez la tragédie. A l’abandon, à la confiance, à l’expansion de la première jeunesse succède tout le cortège des désenchantemens; la mélancolie concentrée, ombrageuse, l’humeur noire et l’hallucination : état oscillant entre la santé et la folie et qui put faire croire, non-seulement aux autres, mais à lui-même qu’il n’avait pas tout son bon sens. Au lieu de médecins et de médicamems, il lui eût fallu quelque retraite tranquille, avec ses livres et. près de lui une mère ou une sœur ou des amis rendus intelligens par l’affection. Au lieu de cela, il eut la prison et la stérile compassion des hommes. Une fois libre, il trouva une sœur[1] et un ami qui purent soulager, mais non guérir une imagination depuis si longtemps malade. Et quand il obtint un premier sourire de la fortune, le jour de son couronnement fut le jour de sa mort.

Regardez en face Pétrarque et le Tasse : ils ont tous deux l’air absorbé, distrait, les yeux jetés dans l’espace et sans regard, parce que toute leur attention se replie en dedans. Mais Pétrarque a le visage idyllique et reposé d’un homme qui a déjà pensé et qui est satisfait de sa pensée ; le Tasse a la figure élégiaque et trouble d’un homme qui cherche et ne trouve pas. Ni dans l’un ni dans l’autre, vous ne voyez les traits énergiquement accentués du profil de Dante.

Il manque au Tasse, comme à Pétrarque, la force avec son calme olympien et sa volonté résolue. Son caractère est lyrique, non héroïque ; c’est une nature subjective, créant d’elle-même son univers. S’il fût ne dans le moyen âge, il eût été un saint. Mais comme il est venu au monde en un temps de scepticisme hypocrite et de « culture contradictoire, » il vit entre des scrupules et des doutes et ne sait définir lui-même s’il est un catholique ou un hérétique : plus cruel inquisiteur de sa propre conscience que ne le fut le tribunal de l’inquisition. Il avait débuté avec son Rinaldo bien près de l’Arioste, et il ne crut pas s’en être assez éloigné avec sa Jérusalem délivrée. Des scrupules critiques et religieux le conduisirent à la Jérusalem conquise, qu’il appelait la vraie Jérusalem, la Jérusalem céleste. Et il n’estima pas que ce fût encore assez : il écrivit les Sept Journées de la création.

S’il y eût eu en Italie un mouvement sérieux de renaissance chrétienne, la Jérusalem eût été le poème de ce nouveau monde animé de l’esprit que vous sentez dans la Messiade et dans le Paradis

  1. Encore une petite inexactitude du critique. Le Tasse s’était réfugié auprès de sa sœur en 1577 et ne fut incarcéré qu’en 1579; il avait donc pu se calmer auprès d’elle avant de s’aigrir à l’hôpital de Sainte-Anne. Ce sont des minuties, mais qui renversent les conjectures des esprits ingénieux.