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Jupiter lui-même n’est pas la raison, c’est le destin, la nécessité des choses. Virgile se rapproche de l’idée chrétienne en arrachant le pieux Énée aux bras de Didon, et pourtant, au point de vue poétique, ce qui excite le plus haut intérêt, ce n’est pas l’homme vertueux, c’est la femme abandonnée. Dans la légende chrétienne, le paradis perdu et le péché d’Adam sont des sujets épiques où la vie éclate dans la violence de ses forces et de ses instincts. Dans la passion et la mort du Christ, l’intérêt atteint le plus haut effet tragique, parce que c’est le martyre de la vérité. Chez Dante, cette idée produit l’abstraction du paradis et l’intrusion de l’allégorie, comme chez le Tasse elle produit l’abstraction de Godefroi. On confondait la vérité poétique avec la vérité philosophique ou théologique. L’Arioste s’en tira fort bien parce qu’il chantait la folie de Roland, et, quand venait le tour de la raison, Astolphe allait gaîment la repêcher dans la lune. Le Tasse prend l’idée au sérieux et, visant à la perfection mentale, il n’aboutit qu’à la malheureuse construction de la femme céleste et de Godefroi de Bouillon.

Le poète ne se trompe pas moins dans la conception de la vie épique. Il n’y cherche que l’histoire, la vraisemblance et la cohésion avec une certaine dignité égale et soutenue, et son œil ne va pas plus avant, ne plonge pas plus profond; il ne voit que la surface et la charpente. Il fut poète cependant, comme Dante, et il eut une véritable inspiration. Né à Naples, élevé aux jésuites, puis à Rome, il était un croyant sincère et en même temps un esprit fantasque, chevaleresque, sentimental, profondément imbu de culture italienne. Deux hommes combattaient en lui, le païen et le catholique, deux influences opposées : celle de l’Arioste et celle du concile de Trente. Orphelin de bonne heure et luttant contre les nécessités de la vie, il n’oublia jamais qu’il était gentilhomme et resta libre, honnête, dans les bassesses et les vices d’une cour. Il n’était pas sans rapport avec Pétrarque. Tous deux poètes de transition, illustres malades, sentant en eux deux mondes en lutte qu’ils ne pouvaient accorder. Tous deux mélancoliques, mais la mélancolie du Tasse est plus intime, le déchirement en lui n’est pas à fleur d’imagination, mais au profond du cœur. Sensitif, impressionnable, tendre, larmoyant, il prend au sérieux toutes ses idées et y conforme tout son être. Enthousiaste jusqu’à l’hallucination, il perd la mesure du réel et plane au large dans le monde de son intelligence, où le soutient au-dessus de l’humanité, l’élévation, l’honnêteté de son âme. Il lui manque ce don de flairer les hommes, ce sens pratique dont les esprits médiocres sont pourvus si abondamment. Son imagination, toujours en travail, transforme et colore la vie, non-seulement aux yeux du poète, mais encore aux yeux de