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fut l’hypocrisie, c’est-à-dire l’observance des formes en désaccord avec la conscience[1]. On érigea en règles de sagesse la dissimulation, la fausseté dans le langage, dans la conduite publique et privée, immoralité profonde qui enlevait toute dignité à la vie, toute autorité au for intérieur. Les classes cultivées, incrédules et sceptiques, se résignèrent à cette vie en masque aussi aisément qu’elles s’étaient accommodées à la domination des étrangers. Quant à la plèbe, elle végétait; ce fut l’office et l’intérêt des supérieurs de l’entretenir dans cette stupidité béate.

Il y eut des résistances individuelles, beaucoup d’hommes religieux périrent sur le bûcher, beaucoup d’autres émigrèrent. Mais il n’y eut pas de lutte générale parce qu’il n’y eut pas de conscience, je veux dire de fortes convictions et de fortes passions. Les autres nations se mettaient alors en marche; l’Italie était arrivée au bout du chemin, fatiguée et sceptique. Elle resta papiste avec une culture toute païenne et antipapiste. Son romanisme ne fut pas l’effet d’un renouvellement religieux, comme celui qu’essaya d’opérer le frère Savonarole ; ce fut de l’inertie et de la passivité ; il manquait la force de l’accepter ou de le combattre. On se complut dans ces apparences plus châtiées, plus correctes et dans la nouvelle splendeur de la papauté : à défaut de patrie, on se fabriquait un pays catholique, universel, dont le centre était Rome. Il devint à la mode de prêcher contre les hérétiques et de célébrer les victoires, comme celle de Lépante, remportées sur le Grand Turc. Le pape et l’Espagne gouvernaient sans rencontrer la moindre résistance; mais ni l’Espagne ni le pape ne pouvaient dire : « L’Italie, c’est nous! » Il leur manquait ces vaillantes adhésions qui viennent du dedans et qui serrent le lien national. L’esprit italien obéissait avec inertie et sans mécontentement, mais restait au dehors et n’entrait pas chez les maîtres. Les vieilles idées n’étaient plus embrassées avec une foi sincère, et il n’y avait pas d’idées nouvelles pour reconstituer la conscience et fortifier le tempérament des Italiens : de là ce consentement extérieur et superficiel, cet état d’acquiescement passif et de somnolence morale. De là aussi l’étude minutieuse de la forme, la stagnation des idées, l’arrêt de tout mouvement philosophique et spéculatif.

Le concile de Trente avait posé les colonnes d’Hercule : c’était lui qui pensait pour tous. La science devint suspecte; tout au plus fut-il permis de platoniser. On laissa de côté le grand problème de la destinée humaine, la métaphysique, la politique, la morale, tout ce qui remue et soulève le cerveau du penseur. Il ne resta

  1. La même idée est ingénieusement développée par Settembrini dans des Lesioni di letteratura italiana (vol. II, p. 225).