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toutes ses qualités et tous ses mérites, était loin, nous assure-t-on, de valoir le professeur.

Insistons d’abord sur un point important : il y a deux écoles critiques en Italie : celle des érudits et celle des philosophes ; la première dans le Nord, la seconde dans le Midi. Cet antagonisme ou plutôt ce contraste existait déjà au dernier siècle : d’un côté, les Muratori, de l’autre les Vico. Manzoni regrettait la scission ; il voyait là deux forces désunies : chez Muratori une multitude de faits positifs et de jugemens quelquefois exacts, mais spéciaux, sans vues générales; chez Vico, des classifications hardies, trop souvent hypothétiques, non escortées de faits multiples et sévèrement discutés. Le professeur d’Ovidio, qui cite ce passage de Manzoni, remarque ingénieusement que c’est toujours la même chose : en Toscane et plus haut, les sérieux travaux des Guasti, des Bartoli, des d’Ancona, des Rajna; à Naples, De Sanctis qui, à bien des égards est un Vico de la critique littéraire. Nous n’avons donc point affaire à un érudit qui épluche les textes et qui, après une patience et une ténacité vraiment admirables, nous donnera, par exemple, comme a fait M. Rajna, dans un livre définitif, toutes les sources du Roland furieux ; De Sanctis pensait beaucoup plus qu’il ne lisait, il nous l’a confessé lui-même. Ce n’est pas qu’il niât l’utilité des recherches, il l’estimait beaucoup, au contraire, et y poussait ses élèves, mais il s’y ennuyait. En revanche, à force de méditer, il était plein d’idées personnelles, originales. « C’est un observateur génial, dit de lui M. d’Ovidio, habile à saisir du premier coup les traits caractéristiques d’un génie et d’un caractère, à reconstituer sur peu d’indices la situation mentale et morale de l’écrivain au moment où telle œuvre fut produite, à flairer avec une prestesse et un bonheur étonnans la partie vitale et vivace de cette œuvre, à la distinguer de la partie morbide et mortelle, à rendre compte de l’émotion que cette œuvre excite en nos cœurs. Et il s’exprime, le plus souvent, dans un langage alerte, aisé, rapide, épigrammatique : il fait jaillir les généralités de quelque menu détail, à propos d’un mot ou d’une phrase de l’écrivain qu’il critique. » Pour résumer tout cela dans un mot de la langue actuelle, nous dirions volontiers un « intuitif. »

Il suit de là que les Italiens l’admirent beaucoup plus dans ses Essais que dans son Histoire littéraire. Sur ce point, les critiques autorisés (MM. de Gubernatis, Molmenti, et beaucoup d’autres) paraissent d’accord. À leur avis, de Sanctis excelle surtout quand il s’arrête en face d’un objet isolé qu’il pénètre à fond. Mais quand il veut se rassembler, se ramasser, lier en faisceau ses intuitions, ses réflexions partielles en un système ordonné de critique générale, il décolore le détail sans donner à l’ensemble un ton continu. Deux puissantes facultés dominent en lui, l’une « pénétrative, »