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de vieille date et lui dit comme Dante à Virgile : « Tu es mon maître et mon auteur, » C’est un point à noter, car il resta toujours du Hegel dans De Sanctis, même au ministère de l’instruction publique : il installa son philosophe dans toutes les chaires vacantes et après 1860 il arriva ce fait très étrange que le panthéisme logique, expulsé d’Allemagne, put se réfugier en Italie, où il se trouva bien.

A peine libéré du château de l’Œuf, notre professeur (on l’appelait « le Professeur » par antonomase) courut à Turin, où étaient alors la plupart des exilés : il y donna des conférences sur la Divine Comédie et fit fureur, mais il fallait vivre. En 1856, le Polytechnicien de Zurich en Suisse, qui venait de s’ouvrir, lui offrit une chaire de littérature italienne. Ce n’était guère alléchant : enseigner l’Arioste, en italien, à de futurs ingénieurs qui, pour la plupart, n’entendaient que l’allemand! Le cours n’était pas obligatoire; or on sait que les cours qui ne sont pas obligatoires n’attirent pas beaucoup les jeunes gens : il s’agit pour eux de gagner de l’argent et vite. Cependant De Sanctis alla professer à Zurich. Là, il dit aux étudians avec sa familiarité méridionale : « En ne suivant que les leçons obligatoires, si tu peux t’en contenter, tu n’es pas un homme; tu n’es, permets-moi de te le dire, qu’un bel et bon animal. — Un animal raisonnable, me répondras-tu, qui sait les mathématiques, la physique, la mécanique. — Assurément, et, par cette raison, un animal coupable, car tu. ne te seras servi de ta raison que dans un intérêt animal. En effet, dites-moi un peu, « mes jeunes, » quand celui-ci aura passé sa journée à travailler pour s’assurer le repas du soir, une fois qu’il aura le ventre plein, le gosier humide, et la digestion bien faite, en quoi celui-ci différera-t-il de son mulet ou de son âne qui, lui aussi, aura passé héroïquement sa journée entre le travail et le râtelier? » Pour dire de pareilles choses à des jeunes gens qui ne rêvaient que ponts et chaussées, il fallait être brave. De Sanctis n’en poussa pas moins sa porte jusqu’au fond : il parla d’un de ses élèves de Naples qui l’avait quitté pour étudier le droit et se faire juge et bien dîner, et il devint juge, « et maintenant cette bête en toge partage son temps entre les condamnations à mort, aux fers, au bagne, où il envoie ses anciens camarades, et les bons morceaux qui achèvent de l’hébéter. » Sur quoi l’orateur s’échauffait, exaltant les lettres et ceux qui les aiment : « Je ne parle pas de ceux, ajoutait-il (ceci peut servir, même ailleurs qu’à Zurich), je ne parle pas de ceux qui en font marché et qui disent : Puisque, pour notre malheur, en un siècle industriel et commercial, nous sommes des littérateurs, ouvrons boutique; ceux-ci vendent des mots, comme on vend du fromage et du vin. Je ne veux pas profaner ce lieu ni épouvanter vos jeunes esprits en vous montrant cette prostitution de l’âme. » Le professeur ne tenait à combattre que certains