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s’il est quelque chose. On arrive volontiers à l’agnosticisme après avoir fait le tour de toutes les sectes, de même que la réunion finale de toutes les couleurs produit le blanc. C’est un signe particulier de notre époque de ne plus savoir au juste ce que l’on croit et dans tous les cas de s’en soucier à peine. Cet état d’esprit, qui ailleurs n’a pas de nom déterminé, est celui des agnostiques en Angleterre et en Amérique. Laisse-t-il autant de place que par le passé à la Bible, héroïne principale de l’ancien roman américain, comme on l’a si bien dit à propos de Mrs Wetherell et de Mrs Stowe? Il nous semble au contraire que, depuis une vingtaine d’années, le rôle de la Bible dans les œuvres d’imagination s’est singulièrement effacé.

Bref le Nouveau-Monde, comme l’ancien, cache plus ou moins ses plaies, ses maladies, difficiles à guérir, et toutes les aimables compensations qu’amène avec elle la décadence ne lui sont pas encore accordées. Cette civilisation de trop fraîche date, si exubérante qu’elle soit dans son développement, ne donne que des fruits âpres et verts; rien ne remplace, pour charmer la vie, des siècles de culture, les délicatesses de mille sortes, les raffinemens de goût, la profondeur de vues qui en résultent. MM. Bishop et Fawcett sont de notre avis autant que peut le laisser deviner un procédé d’analyse subtile et minutieuse à souhait, mais tout à fait impersonnelle. Ils ne se déclarent nettement l’un et l’autre par la bouche de leurs rares personnages sympathiques que contre le péché d’imitation. Profitons de la leçon. Si l’Amérique doit être en garde contre l’imitation européenne, nous ferons bien d’éviter un danger plus grand encore, celui d’imiter l’Amérique, à laquelle, jouissant pour notre part des avantages d’un long passé, nous ne pourrions dérober le seul trésor vraiment enviable qu’elle possède : la jeunesse, — une jeunesse d’ailleurs qui jette encore sa gourme.


TH. BENTZON