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Kingbolt, excité comme peut l’être, sous le coup de fouet du premier obstacle qu’il rencontre, un enfant gâté, finit par lui faire partager l’espèce de fièvre qu’il appelle de l’amour. Une surprise la met à sa merci; elle est vaincue. Alors, insolemment, brutalement, elle rompt avec Austin Sprowle. Fureur de la famille de ce dernier, fureur et vengeance dont le prince marchand sera victime. Il vient d’atteindre au sommet de la prospérité ; le président lui a fait l’honneur d’assister au bal d’inauguration de son palais. Devenu l’ami personnel de ce haut personnage, qui nous apparaît sous la figure de Garfield finement ciselée en médaille, Rodman Harvey est à la veille de passer ministre des finances, quand tout à coup une horrible accusation le frappe publiquement et fait tomber Crésus de son piédestal. D’implacables ennemis l’ont dénoncé comme traître à son pays et comme faussaire, — calomnie sans doute, mais que de fâcheuses apparences rendent vraisemblable. Un ex-sudiste du nom de Saint-Hill, dont le caractère n’a rien de commun avec les nobles sentimens prêtés d’ordinaire aux planteurs virginiens, a produit contre lui certaines lettres qu’il avait d’abord essayé en vain d’utiliser comme moyens de chantage. N’ayant pu les vendre assez cher au prince marchand, qui a eu le tort de dédaigner ses menaces, il est allé les offrir ailleurs et elles produisent leur effet. Sans mériter les deux épithètes sanglantes qu’on lui jette au visage, Rodman Harvey n’est pas moralement sans reproche. La pierre angulaire manque à l’édifice que, par sa volonté de fer, son intelligence vigoureuse, son travail incessant, son mépris des obstacles, il a élevé jusqu’aux nues; tout cela ne repose point sur l’honneur scrupuleux, inflexible. Il n’a pas repoussé jadis certaines tentations avec l’énergie qu’il apporte du reste en toutes choses, il n’a jamais connu aucun mobile élevé; l’injustice, quand elle servait ses intérêts, l’a rarement fait reculer. D’autres réussiront à défendre sa mémoire au nom du but atteint, des grands services rendus à l’intérêt général; mais, quant à lui, il ne répondra pas. Pris au piège tendu par l’envie et par la rancune, il succombe. Une attaque de paralysie a raison, une fois pour toutes, de sa présence d’esprit et de son audace. Qu’il vive ou qu’il meure, Rodman Harvey est désormais impropre à tout emploi, voué à l’inaction, brisé pour toujours. Une réhabilitation tardive ne lui rendra ni la plénitude de l’estime publique, ni la santé, ni le bonheur, en admettant qu’on ait jamais pu prêter ce nom au triomphe de l’ambition satisfaite après tant de soucis, tant de travaux arides. Si du moins il était seul à souffrir ! Mais miss Harvey sera punie plus sévèrement encore que son père. Le beau Kingbolt va s’empresser de lui tourner le dos.