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quitte souvent Ruth, qu’il redoute d’aimer, et Binghamton l’entraîne aux quatre points cardinaux.

Connaître son pays lui semble désormais un devoir; nous fréquentons assidûment avec lui le club métropolitain, logé dans un palais qui rivalise quant au luxe et aux vastes proportions avec ses modèles de Londres. Le Métropolitain renferme des échantillons variés de la société masculine. Quelques gros bonnets le trouvent trop démocratique et ont essayé d’en fonder un autre dont les membres fussent sans exception triés sur le volet. Mais le Gramercy[1] n’a pu prendre, on s’y ennuie; ses promoteurs mêmes reviennent au Métropolitain, où les aristocrates, — ceux qui portent des noms illustres dans les fastes de l’Indépendance, ceux qui descendent des Hollandais premiers habitans de New-York au temps où elle s’appelait la Nouvelle-Amsterdam, etc., — côtoient les simples courtiers, des hommes capables pour la plupart. La moitié de l’intelligence du jour sort de ce foyer de la spéculation, Wall Street. Quiconque ne fait pas d’affaires se borne au sport: tel chasseur effréné importe des renards dans les bois qui lui appartiennent, afin de mieux suivre le courant britannique; tel gentleman, accompli d’ailleurs, conduit chaque jour un coche pendant la belle saison, à l’exemple d’un excentrique anglais bien connu ; il part de certain hôtel très fréquenté pour emmener ses voyageurs à plusieurs milles dans la campagne. Les jeunes gens ne parlent que de pur-sang, de combats de chiens, de jeux athlétiques; leur conversation est celle de boxeurs et de jockeys; ils se piquent avant tout d’avoir des muscles : ce souci de la vigueur physique, emprunté à l’Angleterre, s’est exagéré encore chez les oisifs américains. La jeunesse dorée n’a rien à faire que parier, monter à cheval, mener à quatre; elle se garderait de lire. Nous constaterons que le seul volume habituellement feuilleté parmi tous ceux qui composent la bibliothèque du club est l’Almanach nobiliaire de la Grande-Bretagne. On en use un par an au Métropolitain.

— Ils ne lisent pas, ils ne prennent aucun intérêt aux affaires de leur pays... Et ce sont là vos hommes prétendus distingués? s’écrie Wainwright, interpellant Binghamton.

— Que comptiez-vous donc trouver ici? demande le journaliste d’un ton goguenard.

— Mais... je croyais trouver l’Amérique peuplée d’Américains. Pourquoi les hommes ne s’occupent-ils pas de politique?

— Trop d’hommes s’en occupent,.. voilà pourquoi nos beaux

  1. Du français grand merci.