Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/613

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même que là-bas, la première condition pour se faire admettre dans le vrai monde est en réalité la naissance.

— Tous les citoyens ne sont-ils pas réputés égaux sous ce rapport dans notre pays ?

— Réputés ?.. Voulez-vous me permettre une question ?.. D’où vient, croyez-vous, que M. Bodenstein vous ait invité aujourd’hui ?

Wainwright réfléchit un instant :

— Je ne vois qu’une raison, dit-il enfin, c’est qu’il est mon banquier.

— Quelle simplicité touchante ! Vous devez bien savoir pourtant que vous êtes un Wainwright,

— Ma science va jusque-là, en effet.

— Et vous ne comprenez pas encore ?,. Je dis un Wainwright…. Tout le monde connaît votre famille.

— Je n’ai pas de famille. Mes parens sont morts jusqu’au dernier.

— Qu’importe ? On se souvient d’eux. Ils étaient fort considérés, ils donnaient le ton. Savez-vous bien, monsieur, qu’il existe entre nous une parenté éloignée ?

— Je l’ignorais complètement, mademoiselle, dit Wainwright en s’inclinant.

— Oui, un Wainwright a épousé jadis une Spuytenduyvil. Vous avez ajouté une branche à notre arbre généalogique.

— Je m’applaudis fort d’avoir pu vous rendre un pareil service. Serait-ce là vraiment ce qui m’a valu l’invitation de M. Bodenstein ?

— Oh ! non, vous possédez un arbre généalogique en propre.

— Est-il possible ?., dit Wainwright avec un sourire révélateur de tout l’amusement que lui causait cette déclaration. Je n’étais pas préparé à rencontrer sur ces rivages un arbre de pareille espèce.

— Voilà que vous vous moquez du pays. Eh bien ! vous réussirez à coup sûr par ce procédé. Il est à la mode. Pour ma part, je m’en dispense. Je suis trop fière d’avoir des ancêtres qui ont contribué à faire de ma patrie ce qu’elle est.

Wainwright ne put se défendre du reproche de moquerie, car Mrs Bodenstein, assise à sa gauche, lui adressa la parole au moment même, et il dut l’entendre pendant quelques minutes débiter une série de lieux-communs dont sa grâce et sa beauté même ne réussissaient pas à déguiser la platitude. Quand on avait fini d’admirer ce teint nacré, ces yeux limpides, ces merveilleuses fossettes, on découvrait que tout le reste manquait d’une façon vraiment affligeante. Certes, sa voix était douce et elle avait l’habitude du