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l’a gardée pendant son enfance. Sa ville natale la plaça à l’Institut des jeunes aveugles de Toulouse; elle y reçut l’instruction compatible à son infirmité et y resta jusqu’à l’âge de vingt-six ans; elle revint alors à Ajaccio, persuadée qu’elle y pourrait gagner sa vie en donnant des leçons à des enfans frappés de cécité; elle fut déçue de tout espoir et tomba dans la misère. Une personne charitable la recueillit pendant quelque temps et lui donna, comme l’on dit, le vivre et le couvert. Elle se fatigue de cette existence subalterne; elle écrit au ministre de l’intérieur et demande à être nommée institutrice dans une maison d’éducation pour les aveugles; on lui répond que les cadres sont complets et qu’il n’y a point de place pour elle. Cela ne la décourage pas; elle a une haute opinion d’elle, et ses illusions lui persuadent qu’il lui suffira de venir à Paris pour être reçue par le ministre de l’intérieur et pour obtenir de lui la création immédiate d’une institution d’aveugles en Corse, dont elle serait la directrice. Ce projet s’empare d’elle jusqu’à l’obsession; elle ignore les formalités indispensables, les conditions d’âge imposées, les diplômes dont il faut être pourvue. Paris est pour elle une terre promise ; si elle y touche, elle est sauvée, car là seulement on rend justice au vrai mérite, et le sien ne sera pas méconnu. Elle réussit à faire partager son erreur à une femme qui lui voulait du bien; elle en reçut le prix de son voyage et partit. On a vu quelles ont été ses premières étapes; on voulut savoir à quoi s’en tenir sur son compte. Le télégraphe interrogea qui de droit à Ajaccio; la réponse ne se fit pas attendre : « Philippine B... est d’une irréprochable moralité et très digne d’intérêt. » La préfecture de police entra immédiatement en campagne pour enlever la malheureuse au dépôt et la placer dans une maison hospitalière.

On pensa d’abord aux Sœurs de Saint-Paul, qui, les lecteurs ne l’ont pas oublié, se consacrent aux aveugles. Malheureusement la postulante était dans des conditions particulières qui rendaient son admission impossible; non-seulement elle était trop âgée pour se plier à la discipline d’une maison où l’on travaille et où l’on prie, mais on savait, à n’en point douter, que, si elle entrait dans une association, ce serait pour y commander et non pour y obéir. Ses lettres en faisaient foi, lettres parfois emphatiques, un peu exaltées, où l’orgueil ne se dissimulait guère ; on y devinait sans peine que Philippine B... rêvait de fonder une œuvre, elle aussi, de la diriger, d’en être la supérieure. Entre elles et les religieuses de Saint-Paul la lutte eût commencé dès le premier jour; la bonne tenue de la maison, qui donne les résultats excellons que j’ai signalés[1],

  1. Voyez la Revue du 1er mars.